« Pauvre Mexique. Si loin de Dieu, si près des
Etats-Unis » se complaisait à dire Porfirio Diaz, accusant les Etats-Unis
de la misère du Mexique. Il est vrai que le niveau de vie mexicain reste encore
aujourd’hui sept fois inférieur, en PIB par habitant, à celui des Etats-Unis. Ce
gouffre économique n’est pourtant pas géographique : les deux pays ont une
frontière commune de 2700km, la linea. En outre, le Mexique est le pays
d’Amérique latine ayant l’Indicateur de Développement Humain (IDH) le plus
élevé, à 0,800. Est-ce un hasard ou bien la proximité géographique de la
première puissance économique mondiale y contribue t-elle largement ? Il
s’agira donc de connaître les apports de ce voisinage depuis les années 1950 à
l’économie mexicaine, à savoir au niveau de la croissance, aux niveaux
commercial, financier, technologique, ses apports éventuels à un rééquilibrage
du territoire mexicain ; et à la société mexicaine : cette proximité
permet-elle un progrès, une cohésion sociale, un développement du
Mexique ?
Ainsi, il conviendra d’examiner en premier lieu les apports
incontestables de la proximité géographique des Etats-Unis sur le plan
économique et social, puis de considérer les limites du
phénomène.
La proximité de la première puissance économique mondiale offre au
Mexique des apports incontestables.
Les apports sont tout d’abord commerciaux. Malgré sa stratégie
d’industrialisation par substitution aux importations jusqu’au début des années
1980, traduisant une attitude de repli, le Mexique a su tirer profit de la
présence américaine. Cette stratégie se caractérise par le développement
d’excédents agricoles, permettant les exportations , et donc de gagner les
devises nécessaires à l’importation de biens d’équipement industriel. Ainsi, les
exportations agricoles ont permis de gagner des dollars pour importer des
machines en provenance des Etats-Unis. Cette situation a prévalu jusqu’en 1982.
Par la suite, le changement d’orientation instauré par Miguel de la Madrid et
son virage libéral ont entraîné une ouverture beaucoup plus importante du
Mexique. Avec l’adhésion au GATT dans un premier temps puis la signature du TLC
instituant l’ALENA (Association de Libre Echange Nord Américaine), le Mexique a
lié son destin à celui des Etats-Unis. Ainsi, de 1982 à 1994, les exportations
mexicaines ont été multipliées par 4, et encore par 4 de 1994 à aujourd’hui. Les
Etats-Unis sont de très loin le premier partenaire économique du pays, avec 85%
des exportations et 80% des importations mexicaines. On pourrait accuser l’ALENA
de détourner les échanges mexicains des autres zones, mais en réalité, ceux-ci
ont continué de croître en valeur jusqu’en 1994. En outre, la hausse des
exportations vers les Etats-Unis en 1995 a permis d’atténuer les effets de la
crise. Enfin, la proximité des Etats-Unis permet l’exportation par des ports
américains de produits mexicains, les ports nationaux étant insuffisamment
équipés en conteneurs.
Au niveau financier, les Etats-Unis sont en tête des pourvoyeurs
d’investissements. La proximité y joue naturellement un rôle important :
aussi bien dans les « Maquiladoras » du nord du Mexique que dans des
usines de l’intérieur du pays, les entreprises américaines comptent pour 62% des
investissements reçus par le Mexique. L’appel aux capitaux étrangers est ancien.
450 millions de dollars étaient déjà stockés au Mexique en 1940. Ceux-ci ont été
fortement attirés par la stabilité du pays dans la première moitié des années
1950, et par une faible inflation. Les diverses crises économiques qu’a traversé
le Mexique ont été réglées par des capitaux largement américains, et en tout cas
sous la demande des Etats-Unis. En 1976, 1982, 1985, 1989 et 1995, le FMI,
institution dominée par les Etats-Unis, et d’autres institutions, sont
intervenues. Ainsi en 1995, les Etats-Unis ont apporté directement et
indirectement 50 milliards de dollars au Mexique. Cet intérêt tout particulier
du voisin du Nord vient des liens commerciaux entre les deux pays. Dans le cadre
d’une association régionale, les Etats-Unis ne pouvaient abandonner leur
deuxième partenaire commercial (10% des exportations). Ainsi, la proximité des
Etats-Unis a permis au Mexique de recevoir les fonds nécessaires pour se sortir
d’affaire. Le Canada et les Etats-Unis ont également créé un fonds de réserve
pour venir en aide au Mexique en cas de nouvelle crise financière. Enfin,
les envois des émigrés mexicains au Mexique pèsent pour 5 milliards de dollars,
chaque année, dans la balance des paiements courants. L’apport est ici
financier, mais aussi social, certains villages, du Centre Ouest en particulier,
vivant dans une aisance étonnante grâce à ces revenus.
La présence des Etats-Unis, économie fortement génératrice d’emplois, et
d’une émigration possible pour au minimum 300 000 Mexicains par an constitue une
soupape de sécurité. En effet, 1,5 millions de personnes entrent chaque année
sur le marché du travail, alors que le gouvernement n’arrive pas à générer
suffisamment d’emplois. Il en résulte un fort niveau de sous emploi et de
chômage, même si les demandeurs d’emplois sont peu nombreux du fait de l’absence
d’allocations chômage, que l’émigration vers les Etats-Unis permet d’atténuer.
Il y a ainsi 100 millions de Mexicains au Mexique, et 20 millions aux
Etats-Unis.
L’impact de la présence des Etats-Unis au Nord permet une certaine forme
de rééquilibrage sur le territoire. En effet, la richesse, très concentrée dans
la région de Mexico, où 45% du PIB est réalisé par un tiers de la population, le
PRONAF ( Programme National pour la Frontière) a permis le développement
d’industries au Nord. Lancé en 1961, il a permis le peuplement de cette zone aux
conditions climatiques peu favorables. Les maquiladoras, entreprises
sous-traitantes ayant des avantages fiscaux et douaniers, permettent aux
entreprises, américaines pour la majeure partie, de produire à moindre coût,
tout en industrialisant le Nord du Mexique. Celles-ci emploient aujourd’hui 1,5
million de personnes, assurent un quart de la production manufacturière et 50%
des exportations mexicaines. Le Nord est globalement plus développé que la
moyenne mexicaine. Cette proximité des Etats-Unis y a donc joué un rôle
prépondérant. Elle se retrouve également au niveau du tourisme. Les villes du
nord, mais aussi du Pacifique Sud, ou bien Cancun dans le Quintana Roo profitent
également très largement des dépenses de touristes américains. Cancun est en
effet à deux heures d’avion de Miami. Globalement, le tourisme contribue à 10%
du PIB mexicain. Enfin, on peut noter que de nombreux étudiants mexicains
partent aux Etats-Unis où ils reçoivent une formation exceptionnelle. Les
derniers présidents ont par ailleurs été formés dans de grandes universités
américaines.
Ainsi, le Mexique a tiré d’énormes avantages de la proximité géographique
des Etats-Unis. Cependant, ce phénomène a des limites et n’a pas résolu tous les
problèmes du Mexique. Il a même parfois entraîné des difficultés
supplémentaires.
Le Mexique est tout d’abord extrêmement dépendant de son voisin du Nord.
Avec 83% des échanges avec celui-ci, la conjoncture mexicaine suit de très près
celle des Etats-Unis, l’empêchant de dégager les fondements internes d’une
croissance stable et durable. Ainsi, l’année 2000, synonyme de forte croissance
aux Etats-Unis a permis au Mexique d’atteindre une croissance exceptionnelle de
7%. Mais en 2001, le retournement de conjoncture aux Etats-Unis a entraîné une
baisse de son PIB de 0,3%. Avec de telles variations, la politique économique
mexicaine est très aléatoire. En outre, l’ALENA n’a pas eu que des effets
heureux. Entraînant une hausse du déficit de la balance des paiements en 1994,
le Mexique a été confronté à une vague de défiance des investisseurs
internationaux, entraînant la crise de 95. Cette dépendance commerciale est
ainsi très liée au taux de change dollar-peso mexicain. Le rapport étant stable
jusqu’en 1976, le Mexique a pu globalement mener à bien son industrialisation
par substitution aux importations. En effet, l’exportation de produits agricoles
était nécessaire pour dégager des devises. Mais un peso sous évalué sur le
marché des changes handicapait l’achat de biens de production. C’est avec la
présidence Echevarria et une dévaluation en 1976 que les dérèglements ont débuté
et les crises se sont alors succédées. Ainsi, le Mexique est conscient de cette
dépendance commerciale et s’efforce donc de signer des accords de libre échange
avec d’autres partenaires. ALADI (Association Latino-Américaine D’Intégration)
en 1980, succédant à l’ALALE, groupe des Trois (Venezuela, Colombie, Mexique),
accords de Libre-échange avec le Chili en 1991, tentent de contrer l’influence
nord-américaine. Un traité de libre-échange a également été signé avec l’Union
Européenne et un accord avec le Japon est prévu pour 2003.
La dépendance est également financière. L’endettement auprès des banques
américaines essentiellement dans les années 1970 a financé les déficits. Mais le
moratoire de 1982 a traduit les limites d’un financement facile. Dans les années
1990, on a pu combler les déficits extérieurs par l’entrée de capitaux
flottants, à court terme, attirés par la stabilité du pays. Ainsi, la hausse des
taux d’intérêt aux Etats-Unis a entraîné un retrait immédiat de ceux-ci, en
faveur du voisin du Nord, plongeant le Mexique dans une crise de
liquidités.
La dépendance envers les Etats-Unis est renforcée par l’insuffisante
modernisation du pays. Les craintes sont en effet vives, de voir le Mexique,
dans le cadre de l’ALENA, se transformer en une grande Maquiladora, une économie
sous-traitante des Etats-Unis. Celles-ci sont désormais autorisées sur tout le
territoire. Les technologies de pointe y sont quasiment absentes. C’est ainsi
que la balance des brevets est très déficitaire, essentiellement vis-à-vis des
Etats-Unis. La main d’œuvre reste très peu qualifiée, alors que les dragons
d’Asie ont développé une technologie avancée. Si le Mexique ne devient que
sous-traitant, il dépendra des capitaux des multinationales, très volatils. Un
des grands problèmes de cette économie est de ne pas parvenir à développer un
marché intérieur solide.
Si la présence américaine a permis une certaine forme de rééquilibrage,
il nous faut en dégager les limites. Dans la zone des maquiladoras, au nord du
pays, on peut d’abord constater que les interconnections sont développées dans
le sens Nord-Sud. En revanche, entre villes du Nord mexicain elles sont
quasiment inexistantes ! Pour se rendre en avion de Tijuana à Monterrey, il
faut passer par Mexico…alors que ces régions sont plus aidées que la moyenne
mexicaine. Un argument montrant les apports des Etats-Unis mais aussi leurs
limites est la très faible industrialisation du Sud. Eloigné des Etats-Unis, le
Sud reste très agricole, pauvre, à 40% de la moyenne pour le PIB par habitant
dans l’état de Guerrero. En outre, le tourisme pourtant très présent dans cette
région, ne parvient pas à entraîner un développement régional, en plus de sa
forte variabilité (-5% en 2001, suite aux attentats du 11 septembre). Acapulco,
avec ses deux millions de visiteurs par an reste une enclave, les paysans du
Guerrero ne profitant pas de cette richesse. Ainsi, le rééquilibrage reste
limité.
Les limites pour la société mexicaines sont également nettes. Au niveau
politique, le Mexique a toujours essayé de rester indépendant des Etats-Unis.
C’est notamment le cas avec Cuba, avec laquelle le Mexique n’a jamais rompu les
relations diplomatiques. Cependant, lors de la constitution de l’OPEP dans les
années 1960, le Mexique n’a pas adhéré, en partie sous la pression américaine.
Au niveau social, les maquiladoras sont fortement dénoncées. Les salaires y sont
très faibles (en moyenne 6 dollars par jour), les heures supplémentaires sont
rarement payées, les conditions de travail difficiles. Il s’agit de zones de
non-droit, où la Cnfédération des Travailleurs Mexicains n’a pratiquement aucun
poids. Le tourisme des régions très pauvres qui, nous l’avons vu, n’entraîne pas
l’économie locale, expose la richesse des touristes américains aux paysans très
pauvres. Une déstabilisation familiale, sociale, peut en résulter. Enfin,
l’ALENA a favorisé les trafics clandestins en tout genre, transitant par le
Mexique. 80% de la Marijuana entrant aux Etats-Unis passe par le Mexique. Il en
résulte corruption, trafics, qui ne sont pas heureux pour la démocratie
mexicaine. Les inégalités sociales au Mexique sont très fortes. Celles-ci sont
nettes entre les paysans qui produisent pour l’exportation vers les Etats-Unis,
et ceux qui pratiquent une agriculture vivrière locale, comme c’est le cas dans
les états du Pacifique Sud. Les 10% les plus pauvres gagnent 0,8% des revenus.
Les 10% les plus riches reçoivent
38% des revenus. Un écart énorme, caractéristique des pays en
développement.
Ainsi, les Mexicains ont su tirer parti avantageusement de la
richesse de leur voisin du nord depuis les années 1950. Le PIB a crû
substantiellement, tiré largement ces dernières années par les exportations vers
les Etats-Unis. Cependant, les difficultés régionales restent fortes, et
les inégalités sociales typiques d’un pays en développement. Malgré cela
l’actuelle politique du président Vicente Fox vise à une ouverture encore plus
forte, souhaitant développer les tourisme, et promouvoir la zone de libre
échange des Amériques proposée en 1994 à Miami, le Mexique se voulant un
intermédiaire naturel entre les deux Amériques. En même temps, une autre
priorité est la signature d’accords commerciaux avec les autres régions du globe
afin de limiter l’influence américaine.