L’irreprésentable

Bonnes Copies

Bonne copie du lycée : 75 - Paris - IPESUP

Cette copie a été notée : 15 / 20

Commentaire du professeur : On sait écrire. Les transitions logiques sont assurées. Peu de renvois philosophiques mais les quelques références faites sont utiles. Pas de fatras, de bricolage scolaire. Une réflexion, des résultats car on soutient une thèse. Très honorable.


Dans la mythologie grecque, Persée doit tuer Méduse la gorgone. La mission est périlleuse car quiconque regarde son visage est transformé en pierre. Dans ce mythe, on peut comprendre l’irreprésentable de deux façons. Le visage de Méduse est techniquement irreprésentable car le regarder, c’est mourir. Mais on peut percevoir un irreprésentable moral : Méduse est celle dont on ne doit pas voir le visage ; et ce parce que le visage est l’antichambre de la conscience et que se le représenter, c’est le figer et c’est nier la conscience qu’il reflète. L’irreprésentable, qu’est-ce ? La représentation est l’activité par laquelle une conscience se donne un objet à partir d’un donné. C’est aussi cet objet lui-même, l’image mentale. L’irreprésentable serait donc ce qui résiste à ce processus d’appropriation par la conscience. Une telle chose existe-t-elle véritablement dans le monde ? Et son existence est-elle nécessairement la preuve d’un échec de la représentation qui s’en trouve dévaluée ? On verra dans un premier temps que la représentation est le moyen qui nous permet de connaître les choses du monde. Ainsi tout est représentable, car ce qui n’est pas objectivable par la représentation, nous n’en avons pas conscience. Cependant, il existe une part du monde qui résiste à l’activité de représentation, qui la met en échec. De cet échec résulte un mal-être, une dévaluation de la représentation. Enfin, ne peut-on parler d’irreprésentable moral ? Cette part du monde qui ne doit pas être représentée, cet irreprésentable qui redonne valeur et dignité à la représentation ? La représentation, tout d’abord, est activité de mise en forme par la conscience du donné du monde. Dès lors, est représentable tout ce qui peut être analysé puis mis sous la forme d’une image, mentale ou sensible. Ainsi, le monde, en tant que nous pouvons le voir, le ressentir, en tant que nous pouvons analyser son donné sensible, est représentable. D’ailleurs, les hommes ne se sont-ils pas attachés à représenter chaque parcelle du monde à travers la peinture, la littérature et même la musique ? Plus même que les formes sensibles, la peinture contemporaine s’attache à représenter des sentiments, des émotions. Est donc représentable tout donné du monde en tant qu’il est analysé et synthétisé par la conscience. Par ailleurs, la représentation est mise en présence, re-présentation c’est-à-dire re-présentification de quelqu’un ou de quelque chose. La représentation est remède à l’impossible ubiquité, elle met devant les yeux ce qui ne peut pas être matériellement ici et maintenant. On voit par conséquent qu’est représentable quelque chose ou quelqu’un qui n’est pas présentable. En effet, la représentation dépasse les contraintes de temps et d’espace. Enfin, ce qui ne peut être représenté de façon fidèle et explicite n’est pas nécessairement irreprésentable. On peut faire appel aux représentations symboliques, aux métaphores pour signifier de façon indirecte ce que l’on veut représenter. On peut citer « L’Allégorie de la Caverne » de Platon. Par le biais d’une histoire imagée, d’une représentation symbolique, Platon fait comprendre une idée difficilement représentable en tant que telle. On a donc vu que de par la structure même de la représentation, qui est activité de la conscience, reduplication et évocation symbolique, tout donné sensible du monde est représentable non seulement en présence du représenté mais également en l’absence de celui-ci. Cependant, n’existe-t-il pas dans le monde une part d’irreprésentable, une part d’indicible, quelque chose qui, bien que donné par le monde, résiste à l’objectivation de la conscience ? Il semble en effet qu’il existe une part du monde que la conscience ne parvient pas à s’approprier. Cet échec de la conscience résulte d’une impossible objectivation du donné. Si cette objectivation est impossible, c’est que le donné dépasse le cadre de la conscience, dépasse les capacités techniques de la représentation. Cet irreprésentable technique, ce peut être par exemple une tempête marine, le déchaînement des éléments. Face à cette puissance du monde, la conscience humaine ne peut que s’incliner. Cette puissance, cette présence du monde dépasse le cadre de la représentation et évoque l’irréductible finitude et faiblesse de l’homme face au déchaînement naturel. Cette évocation est irreprésentable. En effet, un tableau, fut-il réalisé avec perfection, ne pourra jamais évoquer ce terrible sentiment de contingence pour la simple raison que cette œuvre est de dimension humaine. En tant que telle, la représentation est toujours synthèse, simplification insatisfaisante d’une présence préalable. Car, de fait, c’est la présence, de l’homme ou des choses du monde, qui est irreprésentable. La présence est le fait de l’existence, elle porte un éclat que la représentation ne peut apporter. Par exemple, dans Les Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos, la présidente de Tourvel se représente Valmont comme un séducteur libertin méprisant la morale. Cette représentation répugne la présidente, cependant Valmont parvient tout de même à la séduire. A l’évidence, le pouvoir de séduction de Valmont réside dans le charme de sa présence qui dépasse infiniment toutes les toutes les représentations que l’on peut se faire de lui. De cet échec de la représentation, il résulte une terrible dévaluation de la représentation comme étant incapable de mettre en lumière le fait de l’existence, le charme de la présence. Pour la conscience appropriatrice, celle qui cherche à objectiver le monde, qui ne supporte pas la résistance du monde, cet échec débouche sur un terrible sentiment d’absurde. C’est l’expérience que fait Roquentin dans La Nausée de Jean-Paul Sartre. En effet, cette nausée résulte de l’expérience de l’absolu, de l’absurde que fait Roquentin. Il fait l’expérience du fait de l’existence, de la présence du monde et ne parvient pas à l’objectiver. La nausée vient de cette incapacité à se représenter, à exorciser l’existence gluante des choses. On a donc vu qu’il existe une part d’irreprésentable, c’est-à-dire une partie du monde que l’on ne peut représenter, dans la réalité. Cette part, c’est la présence, l’altérité, la transcendance du monde. De cet échec de la représentation résulte un sentiment de contingence, d’inutilité de l’homme et de ses représentations. Cependant, ne peut-on pas également ressentir une certaine fascination dans l’expérience de l’échec de la représentation ? N’y a-t-il pas un irreprésentable qui revalorise la représentation ? Cet irreprésentable est inséparable de la dimension morale de la représentation qui accepte son échec et retrouve par là-même une valeur supérieure. En effet, ce qui est présentable est ce qui sied, ce qui est conforme à ce qui doit être. Dès lors, l’irreprésentable est ce qui ne doit pas être montré. La représentation est monstration, mise à plat, mise en lumière. Or certaines choses doivent rester cachées. Si le divin, le sacré ne doivent pas être représentés, c’est parce qu’il faut conserver la part de mystère qui les constitue. En effet, si le divin est trop représenté, il risque de devenir une idole, c’est-à-dire une représentation sans mystère dont on peut faire le tour, que la conscience s’approprie : le divin perd sa substance même, le sacré tombe dans le domaine du profane. On voit dès lors que la représentation doit être évocation et non monstration, elle doit garder une part de mystère qui laisse entrevoir un ailleurs. C’est ainsi que la représentation, qui approche en éloignant trouve une valeur nouvelle, une pudeur qui l’enrichit. On peut ici dresser une comparaison entre l’érotisme et la pornographie. Dans la pornographie, tout est montré, aucune part n’est laissée au mystère, à l’altérité, à l’irreprésentable. C’est l’obscénité dans toute son aveuglante clarté. Dans l’érotisme au contraire, tout est évoqué en clair-obscur, rien n’est véritablement montré. L’érotisme, c’est le respect de l’autre, l’acceptation de l’échec de la représentation face au visage de l’autre. C’est la pudeur, l’harmonie, la rencontre de deux consciences, de deux présences qui se découvrent. On comprend que l’irreprésentable est inséparable d’une représentation bonne. La valeur de la représentation vient de ses limites qu’elle accepte. Au contraire, le refus de l’irreprésentable, la représentation totalisante mène à une aliénation sans appel. Lavelle, dans L’Erreur de Narcisse, explique que Narcisse abolit l’irreprésentable moral. Il ne vit plus que par son reflet, sa représentation de lui. Il nie ainsi sa vie intérieure, sa présence au monde. La représentation est commune à chacun mais la part d’irreprésentable en chacun est sa particularité irréductible. Finalement, on a vu que tout donné du monde est représentable mais que la présence, comme fait de l’existence, comme éclat d’une conscience, ne pouvait se représenter. Dès lors, il faut accepter l’irreprésentable qui donne, en la limitant, sa valeur à la représentation. L’irreprésentable, c’est toujours cet ailleurs de la représentation que la représentation permet d’entrevoir par pudeur, par puissance d’évocation.