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Les récents événements, qu'il s'agisse
des attentats de New York ou de l'explosion de Toulouse, conjugués au retour
de la récession mondiale ont donné lieu à un retour en force
de la " demande d'Etat " de la part des citoyens du monde. Le sociologue
Ulrich Beck n'hésite pas à affirmer que ces événements
marquent "la fin du néolibéralisme " et le début
d'un retour à un capitalisme plus tempéré. Les récents
développements de l'actualité semblent donc montrer que l'Etat est
fondé à intervenir quand l'économie et la population sont
menacées. C'est donc le problème du niveau des dépenses publiques
est soulevé et son rapport à la croissance : peut-on dire que la
croissance est menacée par le niveau des dépenses publiques ?
Encore faut-il préciser rapidement ce que sont les dépenses publiques
: elles peuvent, schématiquement, être rangées en trois catégories
: les dépenses sociales, les dépenses conjoncturelles contracycliques
et les dépenses structurelles. Un détail plus fin de ce catégories
s'imposera de lui-même ultérieurement. Le niveau des dépenses
publiques est donc une approche quantitative, que l'on peut prendre en valeur
absolue ou en valeur relative par rapport au PIB du pays. Ce niveau d'intervention
de l'Etat dans l'économie est déterminé par au moins deux
motifs globaux : garantir la cohésion nationale en organisant une solidarité
redistributive et stabiliser la croissance, ou du moins la favoriser.
Le problème naît de la difficulté de concilier les deux objectifs.
La crise de financement et d'efficacité de l'Etat-Providence met en évidence,
aux yeux des libéraux, le coût exorbitant de la solidarité
en terme de croissance qui, selon eux, serait seule à même d'élever
le bien-être total de la population. A contrario, les politiques libérales
menées au XIXème siècle et depuis les années 1980
impliquent, selon un analyse keynésienne ou interventionniste, un coût
social intolérable. La question peut alors se poser ainsi : existe-t-il
un niveau et surtout une affectation optimaux des dépenses publiques permettant
de concilier croissance et solidarité ?
Dans une première partie, nous tenterons de montrer que les dépenses
sociales sont nécessaires à la croissance mais qu'un niveau trop
élevé risque de la freiner.
Dans une deuxième partie, nous essaierons de voir que, plus que le niveau
des dépenses conjoncturelles contracycliques, ce sont ces dépenses
elles-mêmes qui sont contestées comme limitant la croissance.
Dans une troisième partie, nous nous efforcerons de montrer que l'intervention
structurelle de l'Etat est de plus en plus plébiscitée pour son
rôle décisif sur la croissance à long terme.
Par dépenses sociales, nous entendons dans cette partie exclusivement
les dépenses de protection sociale et d'aide aux personnes. Les dépenses
d'éducation par exemple seront envisagées ultérieurement.
Il convient de rappeler que personne, à part les ultralibéraux
libertariens (Salin, David Friedman,
) ne conteste réellement la
légitimité de la protection sociale. Le débat porte exclusivement,
ou presque, sur le niveau de celle-ci.
Considérons tout d'abord l'émergence historique des systèmes
de protection sociale et leurs soutiens théoriques. Si l'on excepte le
cas particulier du système bismarckien, créé pour des raisons
politiques entre 1883 et 1889, les systèmes de protection sociale naissent
à la suite de la crise de 1929.ils sont étayé par les analyses
keynésienne et beveridgienne.
Selon Keynes, le but de ces systèmes est de créer une demande
effective assez importante pour pallier les effets de la surproduction. Le niveau
des dépenses sociales est donc déterminé par le besoin
de stabilisation du capitalisme.
L'analyse beveridgienne, appuyée sur celle de Keynes, affirme un objectif
social : lutte contre l'indigence dans les pays riches. C'est pour cela qu'il
propose un système universaliste de protection, financé par l'impôt.
Le niveau des dépenses de protection sociale doit donc être suffisamment
élevé pour que le capitalisme, comme dirait Hobsbawm, survive
à ses contradictions internes. Amender le capitalisme est une condition
nécessaire à sa pérennité. Le modèle scandinave,
caractérisé par un taux élevé de protection sociale,
organisée en un système universaliste beveridgien, montre que,
quand elle correspond à un pacte social réellement fort, la protection
sociale peut atteindre un niveau très élevé sans pour autant
nuire à la croissance, bien au contraire.
Toutefois, cette analyse appelle des critiques, émanant notamment des
libéraux, qui pointent les dangers d'un niveau trop élevé
de protection sociale.
D'une part, l'existence de revenus minimum garantis, d'assurances sociales universelles,
découragerait l'initiative personnelle et désinciterait
à travailler. Les libéraux mettent notamment en évidence
le phénomène des " trappes à inactivité ",
dans lesquelles tomberaient les actifs, constatant que leur rémunération
quand ils travaillent est sensiblement identique aux revenus minimum qu'ils
percevraient en tant que chômeur. Même si l'existence de ces phénomènes
est parfois remise en cause, c'est ce problème qui détermine le
niveau des revenus minimum. Ce danger de l'assistanat mettrait en péril
la croissance, car l'économie deviendrait, pour une de ses composantes
principales, une économie de " rentiers sociaux " et l'esprit
d'entreprise et d'initiative, moteur de la croissance, s'affaiblirait. Les USA
et la GB ; forts de cette analyse, organisent ainsi le passage du " Welfare
" au " Workfare " et critiquent la France, par exemple, pour
ses rigidités dues à la protection sociale et affirment que ce
sont elles qui sont à l'origine des difficultés de l'économie
française.
D'autre part, les libéraux soulignent le problème du financement
de la protection sociale qui, s'il passe par un taux élevé de
prélèvements obligatoires, risque de désinciter au travail
(d'après la courbe de Laffer et l'arbitrage travail-loisir des agents,
ainsi que de décourager l'implantation des FMN dans le pays concerné
et de freiner les à la fois les IDE et les IDP à destination de
ce pays, ce qui déprimerait la croissance nationale par rapport à
des pays où la fiscalité est moins forte.
Dans le domaine de la protection sociale, il apparaît donc clairement
que le niveau des dépenses publiques doit être assez élevé
pour stabiliser la croissance mais pas trop pour ne pas la freiner, si l'on
rentre dans la logique libérale.
Considérons à présent les politiques conjoncturelles de
façon plus globale, notamment les politiques économique contra-cycliques.
Si elles sont préconisées par Keynes pour pallier le coût
social élevé de la " destruction créatrice "
schumpétérienne, elles sont très fortement critiquées
par les libéraux et surtout par la Nouvelle Macroéconomie Classique.
Plus que le niveau des dépenses conjoncturelles, ce sont les dépenses
elles-mêmes qui sont contestées.
Selon la logique keynésienne, l'Etat est fondé à intervenir
dans l'économie car elle est caractérisée par l'instabilité,
du fait qu'elle est une " économie monétaire de production
". L'intervention passe donc par les politiques monétaires budgétaire
et monétaire - Keynes a une nette préférence pour la première.
L'Etat a pour rôle de mener l'économie vers le plein-emploi car
la situation la plus courante est l'équilibre de sous-emploi caractérisé
par l'existence d'un chômage volontaire. Le niveau d'intervention étatique
dans ce domaine n'est pas fixe, il doit s'adapter aux besoins de l'économie
à un moment donné. Keynes reconnaît les dangers inflationnistes
de la relance qu'il préconise mais, comme " entre deux maux il faut
choisir le moindre ", il préfère l'inflation au chômage
et refuse de sacrifier la population à la monnaie. Il faut mentionner
ici le mécanisme du multiplicateur budgétaire mis en évidence
pat Trygve Haavelmo, selon lequel la hausse des dépenses publiques induit
une hausse équivalente de la demande effective, ce qui a un effet très
positif sur la croissance. Les politiques de " stop and go " menées
par les gouvernements britanniques successifs durant les Trente Glorieuses sont
de bons exemples d'une intervention étatique réussie. Cependant,
depuis 1973, ces politiques de relance n'ont pas fonctionné, quel que
soit leur niveau.
C'est pour cette raison que les libéraux ont obtenu une audience grandissante
auprès des dirigeants des grands PDEM : leurs analyses sont venues apporter
de nouvelles solutions, car elles ne portaient pas sur le niveau de l'intervention
étatique, mais sur sa forme et qu'elles en contestaient même la
vérité, cautionnant ainsi un état d 'esprit latent des
classes aisées et des élites nationales.
C'est Friedman qui, le premier, a contesté dès les années
50, la légitimité théorique de l'intervention étatique
: il critiquait bien sûr le coût de ces politiques, c'est-à-dire
leur niveau, mais aussi la dérive inflationniste qu'elles engendraient,
c'est-à-dire leur coût en terme de croissance. Or, reprenant la
courbe de Phillips à son compte, il affirmait que les politiques étatiques
n'avaient pour seule conséquence que de l'augmentation de l'inflation,
du fait des anticipations adaptatives des agents qui comprennent de mieux en
mieux qu'une relance keynésienne ne se solde que par de l'inflation,
le chômage restant à son taux naturel, et ce quel que soit le niveau
des interventions. L'inflation étant nuisible à la croissance,
les interventions étatiques le sont aussi. C'est dans cette logique que
Valéry Giscard d'Estaing a voulu, dans les années de son mandat,
interdire constitutionnellement le déficit budgétaire.
Mais Friedman n'est pas allé assez loin dans la croyance dans le marché
autorégulateur et dans la parfaite rationalité des agents selon
les théoriciens de la Nouvelle Macroéconomie Classique (NMC).
Eux n'admettent même plus les effets positifs à court terme d'une
relance keynésienne que Friedman conservait : ils affirment l'inefficacité
totale de ce type de politique c'est le principe d'invariance), condamnée
à être de plus en plus coûteuse afin de créer un effet
de surprise. Selon cette analyse, le niveau des politiques budgétaires
doit être de plus en plus élevé pour obtenir un résultat
de plus ne plus faible : elles ne peuvent que brider la croissance car elles
créent de l'inflation sans réduire le chômage. L'intervention
étatique est nuisible par plusieurs aspects à la croissance nationale
: elle crée un effet d'éviction de l'investissement privé
par l'investissement public, moins efficace ; l'optimum ne peut être atteint.
D'autre part, d'après le théorème d'équivalence
de Ricardo-Barro, toute augmentation du déficit budgétaire entraîne
de la part des agents une anticipation d'une hausse future inévitable
des impôts pour combler le déficit, ce qui fait qu'ils augmentant
leur taux d'épargne au détriment de l'investissement et de la
consommation, ce qui nuit directement à la croissance.
C'est dans cette optique que Bush pratique les excédents budgétaires
et préfère le multiplicateur fiscal au multiplicateur budgétaire.
Le niveau de l'intervention conjoncturelle de l'Etat est donc très débattu
et son impact sur la croissance n'est pas évident à déterminer.
S'il faut peut-être accorder du crédit aux critiques libérales,
il faut reconnaître que leurs hypothèses irréalistes (anticipations
rationnelles, information parfaite,
) et le coût social démesuré
de leurs préconisations permettent d'affirmer que la croissance reste
tout à fait compatible avec l'intervention étatique conjoncturelle.
S'il est un domaine où, a contrario, le consensus se fait, c'est bien
celui de l'intervention structurelle de l'Etat. Tous les courants, ou presque,
admettent sa légitimité et les nouvelles théories de la
croissance endogène en font l'apologie.
Depuis Smith, et même avant, on pense que l'Etat doit prendre en charge
certaines réalisations qu'aucun agent privé n'a intérêt
à financer, comme par exemple un phare ou l'éclairage d'une rue.
L'histoire économique est décisive à ce point de vue :
l'intervention de l'Etat est déterminante dans la croissance. L'Etat,
historiquement, a eu la charge de mettre en place des institutions favorables
à la croissance. C'est tout le sens du courant institutionnaliste et
notamment de la cliométrie de North et Fogel, selon laquelle l'établissement
par l'Etat d'un régime des droits de propriété a été
décisif dans les débuts de la croissance capitaliste. Gerschenkron,
dans Economic Backwardness in Historical Perspective, met en évidence
le rôle déterminant de l'intervention étatique dans le processus
de la croissance économique au XIXème siècle. La différence
d'attitude des Etats expliquerait même les divergences entre les économies.
Par exemple, l'unification politique tardive de l'Allemagne et de l'Italie a
été compensée par le rôle intense joué par
l'Etat dans le processus d'industrialisation, rôle qui a été
beaucoup plus important que celui de l'Etat britannique par exemple. Le cas
japonais est à cet égard également significatif.
Il apparaît donc que l'Etat, dans un rôle de " substitut d'industrialisation
" et d'autorité instituante, a joué un rôle décisif
aux origines de la croissance moderne. Le lien entre croissance et niveau d'intervention
était clair : plus l'Etat intervenait, plus forte était la croissance.
On a observé les mêmes phénomènes au XXème
siècle, dans les NPI asiatiques notamment.
Durant les vingt dernières années, une nouvelle approche du phénomène
de la croissance est apparue : la croissance endogène. Dans ces analyses,
la place de l'Etat est primordiale et son niveau d'intervention élevé.
L'Etat doit intervenir pour créer un maximum d'externalités positives
qui, augmentant uniformément la richesse de tous les agents, permettront
des rendements d'échelle croissances, qui sont à la base de la
croissance.
Romer (1986) préconise l'intervention de l'Etat au travers de la création
d'infrastructures ; Barro insiste lui sur l'importance de la recherche fondamentale
que l'Etat doit encourager et mettre à la disposition des agents économiques
;Lucas met quant à lui l'accent sur l'accumulation du capital humain
au travers, notamment, des dépenses d'éducation et de formation
professionnelle. L'Etat doit concentrer son intervention dans ce domaine, au
niveau le plus élevé possible, afin de rendre la croissance potentielle
la plus forte possible ? Selon cette approche, le niveau des dépenses
publiques structurelles est donc corrélé très positivement
à la croissance à long terme. Dans la même optique, il convient
d'évoquer le concept d'" attractivité territoriale ",
qui prend de plus en plus d'importance en raison du processus de mondialisation.
Les Etats doivent mener de fortes politiques structurelles (aménagement
du territoire, abattements fiscaux,
) afin de lutter contre le dumping
social, fiscal,
impliqué par la mise en concurrence des "sites"
nationaux à l'échelle mondiale. De même, l'intervention
étatique contre le chômage doit se concentrer sur la suppression
des rigidités structurelles du marché du travail, condition, à
terme, d'une croissance soutenue et du retour au plein-emploi.
Le niveau des dépenses publiques a donc un impact très différent
sur la croissance suivant le type de dépenses considéré
et suivant leur affectation. Un niveau de protection social minimal semble indispensable
à une croissance durable et soutenable socialement. Le niveau optimal
des dépenses contracycliques est très difficile à trouver
entre les tenants d'un interventionnisme maximal et les extrémistes libéraux.
L'avenir semble donc être aujourd'hui à l'intervention structurelle
au maximum, afin d'optimiser les caractéristiques nationales et de créer
des externalités positives. La croissance ne saurait se passer de l'intervention
étatique. Le niveau optimal de celle-ci semble être la quadrature
du cercle, d'autant plus que doivent être prises en compte les spécificités
nationales.
Comme d'habitude en économie, la réponse semble être un
entre-deux, un compromis, ici entre coût social et croissance. Cette fatalité
du compromis renvoie bien sûr à la complexité du réel
et à la nature de l'économie : loin d'être la science exacte
qu'on veut parfois nous présenter, elle est une science éminemment
sociale et, dans ce cas précis, sa nature politique apparaît très
clairement, ce qui explique les prises de position quasi-idéologiques
de nombre d'économistes.