Berceau des deux révolutions industrielles qui changent 
pour longtemps l'utilisation du capital et le rapport au travail, l'Europe s'affirme, 
entre 1880 et 1913, comme le centre du monde. C'est en Europe que progresse la 
technique qui permet l'affirmation de l'Angleterre, l'Allemagne, la France qui 
colonisent et dominent la majeure partie du globe ; c'est encore en Europe que 
se manifeste et est stimulée une croissance économique sans précédent 
dans de grands pôles industriels et bancaires. C'est enfin en Europe qu'émergent 
des idéologies qui se révèleront capitales pour la légitimation 
des nouveaux conflits sociaux : marxistes, anarchistes, socialistes veulent "changer 
la société capitaliste" et que se produisent d'abord des mutations 
sociales irréversibles : des groupes sociaux changent et apparaissent, 
de nouveau enjeux politiques s'affirment car l'essor économique de profite 
pas à tous. En Europe, la période 1880-1913 est le théâtre 
d'une révolution économique et d'une révolution sociale qui 
ébranlent les nouvelles sociétés capitalistes.
Mais est-ce l'essor économique qui change les structures sociales, ou celles-ci 
qui permettent et soutiennent la croissance économique ? 
Après avoir précisé le rôle croissant du capital pour 
l'essor économique puis pour la définition de nouvelles tendances 
sociales, nous verrons comment le travail, au service du capital, lie l'essor 
économique et les mutations sociales.  
  De 1880 à 1913, les pays européens sont caractérisés 
  par des économies de type capitaliste en pleine prospérité 
  et croissance dues à leur industrialisation.
  Cet essor économique sans précédent a pour origine la combinaison 
  des croissances internes et externes. La croissance interne est un bon indicateur 
  du progrès technique au sein des entreprises. Elle est définie 
  par l'investissement dans le capital fixe par l'achat et l'entretien de bâtiments, 
  de machines. La croissance externe est caractérisée par le rachat 
  des stocks, bâtiments et la captation de nouvelles clientèles après 
  une crise, facteur de progrès, qui opère une sélection 
  naturelle en faisant disparaître les entreprises les plus petites ou les 
  plus mal gérées. Les crises, qui interviennt de manière 
  cyclique dans l'économie, contribuent à assainir d'économie. 
  Elles permettent aussi à certaines entreprises de devenir gigantesques 
  par leur influence sur leur marché, la taille de leurs bâtiments 
  et l'accumulation de capital.
  La tendance caractéristique de l'économie européenne est 
  la concentration. Elle peut être de type vertical, donc regrouper au sein 
  d'une même entreprise des activités complémentaires dans 
  l'élaboration d'un produit. Elle est ainsi souvent l'aboutissement d'une 
  industrialisation en filière remontante ou descendante. La concentration 
  horizontale s'applique au regroupement de firmes produisant un même bien. 
  Le meilleur exemple est la constitution des cartels allemands qui permettent 
  de se prémunir de la concurrence, notamment en période de crise. 
  Enfin, par la concentration financière se forment des holdings. Ces concentrations 
  aboutissent à la formation d'entreprises gigantesques qui ont de plus 
  en plus besoin de capitaux.
  Ces capitaux sont fournis par les banques, qui sont les véritables moteurs 
  de la prospérité de l'Europe entre 1880 et 1915. La City de Londres 
  est ainsi au cur de l'économie européenne et mondiale. Ces 
  nouvelles banques ont un rôle monétaire et aussi financier, car 
  elles financent le développement dans les pays à industrialisation 
  tardive, comme l'Allemagne, où les 4D sont des banques " à 
  tout faire ", du dépôt à l'escompte. Elles peuvent 
  aussi être les relais de colonisation indirecte par des pays déjà 
  en voie de conversion à une économie financière (Angleterre 
  et France). Or les énormes capitaux dont les entreprises ont besoin ne 
  proviennent pas que des grandes fortunes, mais aussi du drainage de la petite 
  épargne d'une frange de la population qui veut participer et s'enrichir 
  avec l'économie capitaliste.
La possession du capital tend progressivement à devenir 
  le critère dans une hiérarchie sociale nouvelle.
  Les classes dirigeantes, qui possèdent les moyens de production et la 
  réalité du pouvoir économique et politique, s'aménagent. 
  Elles résultent de la fusion plus ou moins rapide selon les pays d'une 
  noblesse héritière d'une richesse foncière et d'une bourgeoisie 
  née et enrichie par l'industrialisation qui réclame la contrepartie 
  politique de son poids économique. Ces classes dominantes, qui vivent 
  la " Belle Epoque ", assurent leur cohérence en pratiquant 
  l'endogamie pour renforcer des réseaux de pouvoir, comme l'a entrepris 
  la famille d'industriels De Wendel. La reproduction sociale après des 
  études dans des grandes écoles comme l'X ou HEC. Ces classes affichent 
  leur richesse par leur habillement, leur train de vie, leur culture. 
  Face à cette bourgeoisie émerge un groupe important, pauvre, exploité 
  : les prolétaires. Ils sont issus des usines, mais aussi des campagnes. 
  Ils n'ont pas de capital, mais une force de travail. C'est en effet la propriété 
  de la terre ou des moyens de production qui détermine le contrôle 
  du capital ou la soumission au capital. Les prolétaires sont les travailleurs, 
  dépendants des classes dirigeantes, et vivent dans une précarité 
  et un archaïsme qui contrastent avec le faste de la " Belle Epoque 
  ".
  Le monde rural évolue lentement et de manière très hétérogène. 
  Les agriculteurs de Sicile et du Portugal, éloignés des voies 
  de communication, ne profitent pas du progrès technique et vivent souvent 
  dans des campagnes isolées. En revanche, la proximité des voies 
  de communication permet à certains ruraux d'avoir des revenus confortables 
  grâce à leur intégration sur un marché européen 
  polarisé, comme ces fermiers du bassin parisien et du sud de l'Angleterre. 
  Grâce aux progrès de la presse, ils ont, malgré l'éloignement 
  géographique, accès à l'information : la mode citadine 
  remplace peu à peu les folklores locaux. 
  Enfin, entre classes dirigeantes et prolétaires apparaît la classe 
  moyenne, caractéristique d'un certain degré d'industrialisation. 
  Ces " nouvelles couches " dont parlait le radical Gambetta sont en 
  effet composées des salariés de nouveaux secteurs (les services) 
  et de non salariés enrichis (boutiquiers de village ou artisans très 
  spécialisés que l'industrie ne peut pas remplacer). Les instituteurs, 
  ébénistes, petits commerçants cherchent à imiter 
  les classes dominantes, et affichent volontiers leurs revenus, plus de 5 fois 
  supérieurs à ceux des ouvriers.
  Enfin, des sociétés rurales et très sédentarisées 
  se muent en sociétés urbaines et mobiles. En 1900, on compte en 
  Europe beaucoup de métropoles de plus de 100000 habitants, comme Stuttgart 
  ou Liverpool. Dans les pays moins industrialisés, comme l'Espagne ou 
  l'Italie, l'exode rural et l'émigration (vers la Lorraine, l'Amérique) 
  se poursuivent car les campagnes ne peuvent pas absorber l'excès de main 
  d'uvre.
Les économies et les sociétés européennes 
  de la fin du XIXe s. et du début du Xxe s. ont pour critère commun 
  le capital, et sont reliées par le travail. Le schéma de la correspondance 
  entre pouvoir économique et position sociale est ébranlé 
  par les revendications croissantes et les inégalités sociales 
  que les états combattent insuffisamment. 
  Les principaux acteurs de la lutte sociale sont les classes dominées, 
  qui se sentent exclues de la prospérité économique. En 
  effet les entreprises, désormais fournies en capitaux par les banques, 
  doivent rentabiliser ce capital pour faire face à la concurrence internationale, 
  notamment celle représentée par les Etats Unis. Il leur faut donc 
  améliorer la productivité ou le rapport capital sur travail. Les 
  classes dirigeantes exploitent alors de plus en plus les travailleurs : les 
  femmes et les enfants travaillent, la durée de travail dépasse 
  les 70 h hebdomadaires dans l'industrie et les mines, les machines ne sont pas 
  sécurisées, provoquant de fréquents accidents du travail-dont 
  les ouvriers sont jugés responsables. Les artisans des campagnes, par 
  exemple les tisserands dont l'activité est menacée par l'industrie 
  textile, passent leurs journées à enrouler des bobines pour des 
  salaires de misère, comptés à l'unité, accordés 
  par les industriels d'usines avoisinantes.
  Les prolétaires s'organisent alors, de manière propre à 
  chaque pays, pour lutter contre l'exploitation du travail et leurs conditions 
  de vie inacceptables. Des idéologies comme le socialisme, le marxisme, 
  l'anarchisme, réclament une autre répartition des richesses rencontrent 
  un important écho populaire. Dans les pays où la liberté 
  d'association existe (elle est accordée en France en 1901), des partis 
  politiques nouveaux se constituent qui font pression sur le pouvoir. En France, 
  la SFIO est un parti socialiste puissant qui naît de la fusion des différents 
  courants socialistes (révolutionnaire de Guesde, réformiste de 
  Jaurès) en 1905. En Allemagne se développe le SPD, parti social 
  -démocrate dirigé par Liebknecht et Bebel, en Angleterre le Labour 
  Party, parti travailliste issu du congrès des syndicats (trade unions). 
  Dans les pays où les structures politiques restent autoritaires, les 
  prolétaires sont principalement communistes ou anarchistes. Au Portugal, 
  Braga a ainsi toutes les difficultés à s'affirmer face aux anarchistes. 
  L'Italie, où le premier parti socialiste est dissout peu après 
  sa création (1884) connaît de véritables flambées 
  anarchistes comme en Sicile et en Andalousie, où des monastères 
  sont incendiés. Face à une économie qui exploite les uns 
  et enrichit les autres, qui corromp la scène politique (scandale de Panama), 
  les attentats et les grèves se multiplient, souvent par réaction 
  à la violence du capitalisme, comme les grèves de Fourmies et 
  des Courrières en France. L'émergence du mouvement syndicaliste, 
  dont le fonctionnement en fédération rappelle les idéaux 
  anarchistes, synthétise la poussée revendicatrice des nouveaux 
  groupes sociaux. Là encore, son inspiration et son poids dépendent 
  du système économique du pays. En France, il refuse de s'inféoder 
  aux partis (Charte d'Amiens 1906), tandis qu'en Allemagne, il est très 
  puissant (3 millions de syndiqués en 1905) et inséré dans 
  l'économie grâce à un réel dialogue avec le patronat. 
  
  Cependant, l'essor économique permet à la nouvelle classe moyenne 
  de participer activement à la vie sociale. Elle est formée des 
  petits épargnants qui financent l'industrie par l'intermédiaire 
  des banques. Economiquement puissante, elle manque de poids politique car elle 
  hésite entre les revendications de la classe sous-jacente et le conservatisme 
  sans partage de la classe sus-jacente. Elle représente une nouveauté 
  dans les sociétés européennes : intérêt pour 
  la culture, les opérettes, sensibilité pour la mode de Paris, 
  sans cependant disposer des ressources nécessaires pour mener le train 
  de vie des bourgeois. Cette classe est apparue en tirant profit de l'essor économique. 
  
  Les états européens s'efforcent de maintenir leur cohérence-et 
  de fixer leurs priorités- entre essor économique et justice sociale. 
  La plupart des états se dotent d'une législation sociale tardive 
  : en France, la journée des 10 h est finalement accordée aux femmes 
  en 1900. En Allemagne, si Bismarck met en place une protection sociale précoce 
  (dès 1883), c'est plus pour écraser toute velléité 
  révolutionnaire et légitimer un état récent. L'instruction 
  publique, établie en France par les lois Ferry en 1882-1883, permettent 
  plus d'améliorer le niveau de la main d'uvre que de lui assurer 
  une ascension sociale. 
  Il semble que l'essor des économies capitalistes prédominantes 
  en Europe entre 1880 et 1913 ait conduit à une restructuration de la 
  société, qui s'est traduite par des nouveaux enjeux politiques 
  et revendications populaires pour une participation conjointe à la prospérité. 
  Malgré les disparités initiales, les pays européens, leur 
  capitalisme et pouvoir étatique parviendront à se réformer 
  pour éviter la révolution que Marx croyait inéluctable. 
  Mais le renforcement des puissances nationales et l'amélioration progressive 
  des niveaux de vie des travailleurs précipite l'Europe dans le premier 
  conflit capitaliste de la première guerre mondiale, désolidarisant 
  les groupes sociaux désormais focalisés sur les intérêts 
  nationaux.