" Chacun fait ce qu'il se fait veut ", " tous
les hommes naissent libres "
Notre société regorge d'expression
clamant le droit à la liberté d'agir, de penser et donc de représenter
et de se représenter. Et nous disposons de plus en plus de supports pour
la représentation artistique notamment : l'art moderne et ses techniques
par exemple. Cependant, la simple existence de religions iconoclastes suffit à
nous montrer qu'au moins pour certaines civilisations, tout n'est pas représenté
ni même représentable, soit parce que la représentation est
illégitime, soit parce qu'elle est irréalisable techniquement. S'il
existe effectivement de l'irreprésenté, existe t-il objectivement
de l'irreprésentable ? Et si oui, quels sont les objets d' " irreprésentation
" concernés ? Quelles en sont les conséquences ?
A priori, il nous semble que tout puisse être représentable, c'est-à-dire
être objet de représentation, que tout puisse être plus ou
moins bien " remplacé " ou évoqué par une imitation,
un duplicata ressemblant ou non. En effet, si l'on définit le terme "
représenter " par rendre présent quelque chose d'absent en
l'évoquant, ou donner quelque chose à voir, alors on ne voit pas
ce qui ne pourrait entre objet de représentation. On peut représenter
jusqu'à l'inavouable, l'ineffable : la représentation littéraire
l'a prouvé avec l'exemple de Franz Kafka notamment puisque ce dernier
représente même ses désirs incestueux dans la Métamorphose.
Même ce qui est irréel, fantastique
peut donc être
représenté grâce à la puissance de notre imagination,
et les représentations artistiques non figuratives dites " abstraites
" en sont une illustration : apparemment tout est imaginable et représentable.
Cependant cette théorie naïve est insatisfaisante puisque s'il est
clair que pour exister, la connaissance nécessite des représentations
de tout, pourquoi alors Dieu, le monde restent-ils des mystères ? C'est
sans doute parce que nos représentations sont mauvaises ou parce que
les objets représentés ne sont pas représentables.
Apparaît alors une difficulté : comment peut-on être sûr
du caractère représentatif de nos représentations ? Pour
en être sûr, il faudrait pouvoir prendre nos distances par rapport
à la représentation et juger, ce qui est impossible. Nous supposons
donc que nos représentations sont représentatives, c'est-à-dire
qu'elles ne trahissent pas l'objet, mais cela sans aucune certitude. De plus,
la représentation comporte une limite absolue, c'est qu'elle ne peut
accéder à partir d'elle-même à ce qui la transcende,
c'est-à-dire l'existence. En effet, l'imagination n'est pas suffisamment
puissante pour permettre de représenter les objets qui n'existent pas
encore : je me représente une réalité seulement après
que cette réalité est apparue, c'est donc que je ne peux pas techniquement
tout représenter.
A l'issue de cette première partie, il apparaît donc un au-delà
de la représentation qui concerne les objets pas encore inventés
par exemple. Cette existence non-apparente a priori est due à une meilleure
approche de la notion de représentation. Par ailleurs, comme l'affirme
Descartes, représenter ne signifie pas concevoir. En effet, j'arrive
à concevoir un chiliogone (polygone à mille côtés),
mais son image reste confuse en moi, elle est même identique à
celle du myriogone (polygone à un million de côtés) : ce
n'est pas une vraie représentation, mais plutôt une sorte de non-représentation
excédant ma puissance représentative. Il existe donc un au-delà
du représentable : cet irreprésentable n'est pas dû à
une interdiction morale ni religieuse, il est technique et donc incontestable.
Voyons dans une deuxième partie en quoi il consiste.
Nous avons auparavant établi que l'existence précédait
la représentation à cause de la finitude de l'imagination humaine.
Il semblerait dès lors logique de déduire que l'irreprésentable
concerne tout ce qui n'existe pas. Cette définition première de
l'irreprésentable est fausse puisque certains concepts peuvent être
imaginés, représentés, sans pour autant exister, c'est
par exemple le cas dune " montagne d'or " ou d'un " soleil vert
". Il ne faut donc pas confondre les notions d'irreprésentable et
d'inexistant, l'irreprésentable n'est ni ce qui n'existe pas -ce n'est
pas de l'irre-présentable- , ni ce qui n'est pas représenté.
En effet, si pour certaines religions certains objets sont moralement irreprésentables,
il n'empêche que des civilisations aux murs différentes peuvent
avoir de bonnes représentations de ces objets : il s'agit alors ici d'irreprésenté
et non d'irreprésentable. Finalement, l'irreprésentable n'est
ni l'inexistant, ni l'irreprésenté.
Représenter signifie entre autres choses exhiber des caractères
définitifs de l'objet de la représentation, qu'il s'agisse d'une
peinture ou d'une sculpture par exemple. Aussi l'on peut considérer que
la représentation puisse parfois être interprétée
comme une trahison, surtout si l'objet représenté est divin. C'est
notamment le cas des religions iconoclastes pour lesquelles la représentation
divine est une violation. Et si cette " irreprésentation "
est religieuse, c'est-à-dire morale, c'est avant tout parce qu'une représentationfidèle
n'est pas réalisable. Il ne s'agit donc pas seulement d'irreprésenté
, mais d'irreprésentable. Il apparaît ici que toute notion de perfection
ou tout objet en perpétuelle évolution imprévisible ne
peuvent être représentés.
Dans la Critique de la raison pure, Emmanuel Kant affirme que d'autres réalités
ne peuvent être l'objet de représentation : il s'agit des Idées
: l'Ame, Dieu, et le Monde. Ces trois notions ne sont pas objectives au sens
propre du terme, c'est-à-dire qu'elles ne recouvrent aucune réalité
empirique possible, et surtout qu'elles ne donnent rien à connaître.
Les idées semblent alors être irreprésentables par nature
et irrémédiablement. Finalement, de cette partie il apparaît
que toute perfection, que la diversité du monde ou alors ce qui n'est
pas empirique par exemple ne peuvent pas être représentés
du fait justement de leur complexité, de leur perfection et parce que
l'outil qu'est la représentation ne peut fidèlement représenter.
Toute tentative serait un échec inévitable et une trahison par
rapport à l'objet représenté. Mais par ailleurs, si l'on
remarque ici le caractère imparfait de la représentation, l'on
se doit alors d'aborder son caractère inévitable. En effet, la
représentation est partout, c'est l'unique médiation entre l'homme
et les réalités du monde, et même si elle est imparfaite,
elle ne peut en aucune sorte être contournée. Aussi Aristote qui
écrit dans le Traité de l'âme : " On ne pense pas sans
images ", c'est-à-dire sans représentations, affirme qu'un
monde sans représentations et justement irreprésentable.
De plus, il semble qu'il existe d'autres objets d' " irreprésentation
". Il s'agit par exemple de la durée, du temps qui passe. En effet,
nous avons toujours une conception de la durée divisée en tronçons
pour en faciliter la représentation, mais ainsi elle perd un de ses caractères
essentiels : l'unité organique de la réalité. Nous nous
représentons très imparfaitement la durée à partir
de quelques durées particulières de nos vies : notre représentation
part de la singularité pour arriver à la généralité
et ainsi passe de l'inconnu au connu. Nous obtenons ainsi une fausse représentation
de la durée, parce que le temps, le monde, ne sont pas répétition,
reproduction à l'infini, mais production à l'infini, et l'être
humain ne semble pas posséder les qualités que lui permettraient
d'avoir une représentation fidèle de la durée dans l'absolu.
L'on peut tenir le même type d'argumentation à propos d'autrui.
Autrui est certes un " objet " du monde, c'est un étant, et
en cela il peut être représenté au même titre que
tout objet de la nature. Mais autrui est un objet tout particulier de la nature,
c'est mon alter ego, il ne peut être véritablement décrit
par une simple peinture ni par une description littéraire. La représentation
mentale que j'ai de lui est elle-même tout à fait incomplète
puisqu'il ne se confond jamais avec le contour dans lequel il apparaît,
il transcende toujours ce qui le délimite, on ne peut le réduire
à sa figure. A toutes ces difficultés déjà insurmontables
s'ajoute la théorie d'Hegel énonçant que toute représentation
est d'abord représentation de soi. Ma représentation d'autrui
serait alors une mise en valeur des caractères d'autrui qui le rapprochent
de moi. Que cette théorie soit effective ou non, l'on ne peut que constater
qu'autrui échappe à mon opération sur lui puisqu'il résiste
à la totalisation objective.
La caractéristique de la représentation créatrice d'irreprésentable
semble être dans ce cas l'appropriation plus ou moins directe exercée
sur le représenté. Par conséquent l'on peut conclure que
d'autres réalités sont également irreprésentables
si elles ne peuvent être objet d'appropriation : l'infini par exemple.
Il faut alors étudier le cas particulier du sentiment, la sensation forte.
Peut-on se représenter et donc pour cela s'approprier une sensation d'autrui
alors même que l'essence de cet autrui m'échappe ? Les exemples
du cinéma, de la musique, qui réussissent à faire pleurer,
à émouvoir tant de spectateurs, suffisent à nous démontrer
que par procédé d'identification j'arrive à m'approprier
et représenter les sentiments d'un autre. C'est donc que la thèse
de l'appropriation dans le processus de représentation est bien exacte.
Finalement, l'irreprésentable concerne des concepts, des réalités
abstraites et non des réalités empiriques puisque même la
sensation qu'éprouve autrui peut être représentée.
Cependant, à ces définitions partielles de l'irreprésentable,
il convient d'ajouter que l' " irreprésentabilité "
n'est pas le propre de tel ou tel objet mais qu'il est la déficience
de notre esprit quant à la représentation de tel ou tel objet.
Aussi Descartes dans les Méditations Métaphysiques aboutit-il
à la conclusion que tout n'est pas également représentable
et que l'irreprésentable n'est pas ce qui est étranger à
toute représentation, mais plutôt ce qui excède la faculté
représentative des facultés humaines. L'irreprésentable
ne recouvre pas le fait d'une idée objective qui renverrait à
un " en soi " transcendant et réel tout à la fois. Et
même si Rousseau dans le Contrat Social affirme que " la volonté
ne se représente point : elle est la même ou elle est autre ; il
n'y a point de milieu ", et donc que le pouvoir politique représentatif
n'est pas légitime, sa thèse reste très idéaliste
et inapplicable dans la vie moderne réelle. En effet, pour éviter
la représentation politique, c'est-à-dire la délégation
des pouvoirs politiques des citoyens à un représentant choisi,
Rousseau préconise la formation de petits Etats dans lesquels chacun
conserverait sa souveraineté inaliénable. Mais Affirmer que "
la souveraineté ne peut être représentée, par la
même raison qu'elle ne peut être aliénée " nous
semble obsolète et infirmé par l'histoire, pour nous, Occidentaux
dans l'ère de la mondialisation, qui estimons que nos systèmes
représentatifs sont les meilleurs réalisables et que le morcellement
en petits Etats est contraire à toutes les réussites d'associations
d'Etats telles que l'Union Européenne par exemple. Par ailleurs, la représentation
politique ne pose aucun problème fondamental à d'autres philosophes
comme Hobbes par exemple, qui dans le Léviathan explique quels doivent
être les droits et les devoirs des citoyens et du représentant,
lui-même considéré comme l'union de tout les hommes qui
lui donne une unité. Pour Hobbes, la représentation est même
nécessaire pour toute existence de souveraineté puisqu'elle la
précède. L'on ne peut donc affirmer que la représentation
politique est illégitime ni que la souveraineté est irreprésentable
dans l'absolu même si son application est parfois imparfaite.
A travers ces deux premières parties, nous avons établi
l'existence de l'irreprésentable puis nous avons tenté d'en déterminer
les objets pour parvenir à le définir. Voyons désormais
les conséquences que peut avoir une telle existence.
L'on considère ordinairement que la représentation
est une médiation entre les réalités du monde et l'être
humain qui lui permet de les comprendre, qu'elle nous donne à savoir,
à connaître. Aussi puisqu'il existe de l'irreprésentable
l'on peut se demander s'il existe de l' " inconnaissable ", s'il existe
des réalités que l'on ne peut pas connaître réellement,
si nous sommes condamnés à vivre dans un monde de probabilités
plutôt que de certitudes. Il semble que ce soit le cas pour tout ce qui
concerne la métaphysique par exemple. C'est donc que la connaissance
de l'homme est délimitée par ses facultés représentatives.
Ceci nous aide à définir et à concevoir la condition humaine
: l'homme n'est pas tout puissant et toute affirmation du contraire n'est que
péché d'hybris. Finalement, l'absence de connaissance due à
l'irreprésentable nous livre justement une connaissance : celle de la
condition humaine. Aussi Kant ne définit-il pas l'irreprésentable
comme le point aveugle de la connaissance, mais plutôt comme l'indice
intellectuel d'une condition humaine ontologiquement marquée par le principe
de sa propre limitation. L'irreprésentable ne nous empêche pas
d'accéder à ce qu'on ne peut représenter, mais il nous
révèle notre essence.
En outre un espoir perdure quant à la possible et future connaissance
d'objets irreprésentables. En effet, nous avons précédemment
établi qu'il n'existe justement pas d'objets irreprésentables,
mais d'objets pour lesquels notre puissance représentative est insuffisante.
Si l'irreprésentable n'est as une caractéristique propre de l'objet,
alors peut-être que nous serons capables dans le futur de trouver un moyen
d'obtenir des représentations. Peut-être que comme l'explique Bergson
dans La pensée et le mouvant, notre absence de véritable représentation
pourra être compensée par une multitude de représentations
imparfaites dont les défaut se compensent les-uns les-autres. L'irreprésenté
n'étant pas assimilable à l'irreprésentable, un espoir
reste tout à fait possible.
De plus, l'on peut dégager un second espoir quant à la "
représentation de l'irreprésentable ", c'est celui de la
représentation littéraire poétique. En effet, cet autre
moyen de communication nous permet d'exprimer autrement, de transmettre jusqu'à
l'inexprimable, à savoir la sensation et le sentiment. Prenons pour exemple
le très célèbre poème de Victor Hugo paru dans les
Contemplations et commençant par : " Demain, dès l'aube,
à l'heure où blanchit la campagne
". Dans ce poème,
Victor Hugo s'adresse directement à sa fille Léopoldine qui a
péri noyée au cours de sa vingtième année. Sa tristesse
est incommensurable et alors qu'elle pourrait sembler irreprésentable,
Hugo parvient à la transmettre à ses lecteurs par un type de représentation
très particulier et que l'on pourrait qualifier de " suggestion
poétique ". En effet, dans ce poème, Hugo ne se lamente pas,
il ne cherche aucunement à décrire explicitement ses sentiments,
il ne fait que les suggérer en évoquant les détails de
sa vie sans importance apparente, mais donnant finalement une atmosphère
de simplicité émouvante et s'achevant brutalement par les deux
vers finaux sonnant comme le glas : " Et quand j'arriverai, je mettrai
sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. "
Si Hugo parvient à faire ressentir au lecteur sa souffrance a priori
irreprésentable, c'est certes au procédé d'identification
évoqué précédemment, mais il constitue cependant
un espoir immense quant au succès futur d'une représentation d'objets
pourtant dits " irreprésentables ".
A travers cette réflexion, il apparaît que si son existence n'était
pas apparente, il existe bien finalement de l'irreprésentable ou plutôt
devrions-nous dire qu'il existe bien des objets pour lesquels notre puissance
représentative est actuellement insuffisante. Ces objets ne sont pas
empiriques, ce sont des concepts tels que le monde dans sa globalité
ou toute perfection par exemple. De plus, l'on ne peut définir l'irreprésentable
comme la simple négation de la représentation puisque cette dernière
utilise de l'irreprésentable : ses opérations s'effectuent à
partir d'idées de la raison pratique, et qu'en retour, l'irreprésentable
sous-entend la représentation : c'est ce à partir de quoi la perception
est possible. L'existence de l'irreprésentable n'est donc pas une catastrophe
pour les progrès de la science, mais au contraire une avancée
quant à la définition de la condition humaine, et même si
tous les espoirs évoqués en fin de réflexion se révélaient
vains, l'homme connaîtrait au moins sa place dans la nature et pourrait
cesser ses rêves démesurés de domination sur la nature et
de création parfaite, en d'autres termes ses syndromes d'hybris et de
Pygmalion.