Dans Candide de Voltaire, le héros ne connaît
pas la réalité du monde dans lequel il vit, mais seulement la représentation
de cette réalité, et cela jusqu'aux ultimes pages du conte philosophique.
En effet, il semble que Candide et les hommes en général -si on
généralise cet exemple à l'humanité- n'ont pas naturellement
accès à la réalité du monde qui les entoure. Mais
alors comment atteindre cette réalité ? Si la médiation de
nos représentations concrètes du monde ne suffit pas parce qu'elles
posent notamment le problème de la ressemblance entre représentant
et représenté, doit-on alors passer par des représentations
abstraites pour accéder à la réalité ? Une représentation
abstraite est une image mentale ou immatérielle se substituant à
une réalité ou plus simplement l'évoquant. Mais alors, pour
accéder à la réalité de notre monde matériel,
devons-nous utiliser ces représentations abstraites immatérielles
ou mentales ? Afin de résoudre ce paradoxe, nous déterminerons dans
cette réflexion si la réalité est effectivement inaccessible
directement et si les représentations abstraites sont alors efficaces pour
l'atteindre, puis nous tenterons de déterminer si d'autres types de représentation
peuvent permettre d'atteindre cet objectif.
Instinctivement, il nous semble que nous avons directement accès
au réel, puisque nous ne vivons pas dans un monde imaginaire mais dans
un monde réel, et que nous avons l'impression que nos sens nous livrent
la réalité du monde qui nous entoure. Cette théorie naïve,
la plus immédiate, n'est cependant pas valable puisqu'elle n'explique
pas comment l'homme ne connaît pas nécessairement les propriétés
ni l'essence des choses qui l'entourent alors qu'il y a accès naturellement.
Considérons désormais l'utilité de nos représentations
abstraites. L'on ne peut nier que certaines d'entre elles nous empêchent
justement d'atteindre la réalité. Prenons l'exemple du phénomène
de " cristallisation " décrit par Stendhal dans son uvre
intitulée De l'amour. Dans cette uvre, Stendhal explique comment
les représentations abstraites -c'est-à-dire mentales, ici- que
se fait l'amoureux concernant l'être aimé peuvent totalement masquer
la réalité : l'être aimé est " cristallisé
", c'est-à-dire que dans l'esprit de l'amoureux, il devient parfait,
sans le moindre défaut, ce qui ne correspond pas objectivement à
la réalité. L'absence de ressemblance entre la représentation
et l'être représenté semble donc ici poser problème
quant à l'efficacité des représentations abstraites pour
atteindre le réel.
Par ailleurs, dans le " texte de la ligne ", Platon explique que pour
atteindre la connaissance, l'essence même des choses, il faut éliminer
toute forme de représentation pour arriver à un contact direct
avec les Idées. L'utilité de la représentation, et donc
a fortiori des représentations abstraites pour atteindre le réel
semble ici compromise, même si réalité ne signifie pas exactement
essence.
Dans cette partie, il apparaît que l'homme n'a pas directement
accès à la réalité du monde et que la représentation
abstraite n'est pas un moyen infaillible pour parvenir à la réalité,
mais même si elle n'est pas une méthode objective parfaite pour
accéder à la réalité, elle peut néanmoins
se révéler efficace dans certains cas. Voyons désormais
les arguments en faveur des représentations abstraites pour l'accès
à la réalité.
Dans la Dioptrique, Descartes énonce sa théorie.
Selon lui, des idées " claires et distinctes " abstraites sont
enfouies dans notre pensée. Ces dernières sont des réalités
nous permettant de donner un sens aux choses du monde puisque grâce à
elles notamment, le multiple qu'est le réel s'organise dans notre esprit
pour donner une unité cohérente, le monde devient alors comme
un tableau par exemple : ses taches de couleur ne sont pas perçues comme
telles, multiples, mais comme un ensemble d'éléments formant une
unité organisée, un paysage par exemple. Ainsi un accès
au réel est rendu possible. Cet argument est intéressant dans
la mesure où il nous permet de passer de la concrétude des représentations
à l'abstraction. Cependant la cause de l'accès au réel
n'est pas ici la représentation abstraite mais la présence initiale
d'idées claires et distinctes abstraites. De plus, cette thèse
suppose l'existence de Dieu qui ne peut être démontrée rationnellement.
Cet argument n'est donc pas infaillible, mais considérons tout de même
l'attitude qu'a adopté Descartes lorsqu'il s'est isolé pour accéder
à une certitude et rédiger ses Méditation Métaphysiques.
C'est par ses représentations mentales, abstraites : sa pensée,
qu'il a élaboré sa thèse du cogito.
De plus, les représentations abstraites ont l'avantage de ne pas être
des cas particuliers comme le sont les représentations concrètes.
Ainsi la représentation tracée d'un triangle est toujours singulière
contrairement à l'idée que j'en ai. C'est donc grâce à
cette abstraction que les sciences peuvent généraliser des propriétés
et les appliquer ensuite à tout cas particulier : c'est par des représentations
abstraites que l'on peut arriver à des réalités scientifiques.
En outre, il semble que plus une représentation soit réaliste,
plus elle risque d'être trompeuse, d'être confondue avec l'objet
représenté par exemple. Les trompe l'il n'en sont qu'un
illustration. L'absence de ressemblance des représentations abstraites
évoquée précédemment ne semble donc pas être
un inconvénient, bine au contraire, l'absence de confusion entre représentation
et représentant est un atout pour atteindre la vérité.
Considérons désormais le mouvement pictural cubiste. Guernica,
le célèbre tableau " abstrait " de Picasso nous permet
de percevoir une réalité -le bombardement d'une ville espagnole-
différemment qu'une description banale de faits ne l'aurait fait. Cette
forme de représentation attire, surprend, interpelle le spectateur et
lui fait comprendre comment cette réalité a été
perçue par le peintre.
De même, pour accéder à la réalité qu'est
la connaissance de soi, la psychanalyse rejette le problème qu'est la
subjectivité par l'abstraction. Ainsi Freud a-t-il distingué des
notions abstraites telles que le Moi, le Surmoi
Au terme de cette partie, il apparaît que si la représentation
abstraite semble être risquée à première vue, elle
est un risque nécessaire car permettant l'élaboration des sciences
par exemple, et donc d'accéder par conséquent aux réalités
matérielles dérivant des phénomènes de ces sciences.
Les représentations abstraites sont donc efficaces pour atteindre la
réalité, mais le sujet par l'intermédiaire du " doit-on
" suggère une obligation ou au moins une nécessité
d'utiliser ces représentations abstraites. Si nous avons constaté
quelques fois dans la première partie que les représentations
abstraites étaient les plus à même de permettre l'accès
au réel, voyons si d'autres intermédiaires ne sont pas cependant
possibles.
L'on utilise parfois des représentations concrètes
pour illustrer une thèse, ou pour expliquer un problème de géométrie.
Ces représentations sont les plus claires que l'ont puisse trouver et
en ce sens, elles nous permettent d'accéder à des réalités
mathématiques par exemple. Cependant l'on se doit de remarquer qu'aucune
représentation concrète (une figure géométrique
)
ne constitue en elle-même un théorème, celui-ci est toujours
élaboré par des propositions universellement vraies et non pas
par des cas particuliers. Un des problèmes fondamentaux de la représentation
concrète est justement qu'elle ne peut se généraliser puisqu'elle
est par essence un exemple, un cas particulier ayant des propriétés
particulières.
De plus, comme on l'a noté précédemment, il existe un problème
de ressemblance entre le représentant concret et l'objet représenté
puisque si la représentation est trop réaliste alors elle risque
d'être prise pour l'objet représenté. Cette confusion est
tellement courante que Magritte l'a dénoncée dans son tableau
: La trahison des images sur lequel on peut lire : " Ceci n'est pas une
pipe ". En effet, de tels abus de langage traduisent que l'on a pas véritablement
accès à la réalité mais à certaines de ses
représentations. Par ailleurs, par son essence même un tableau
par exemple nous empêche d'accéder précisément à
la réalité puisqu'il nous fait oublier son support, sa matérialité
pour ne nous faire songer qu'à la représentation qu'il constitue.
Nous avons dans cette réflexion constaté qu'une médiation
entre la réalité et l'homme était indispensable, médiation
nécessairement assurée par les représentations, et nous
venons d'établir l'inefficacité des représentations concrètes
pour accéder à la réalité contrairement aux représentations
abstraites. C'est donc que pour accéder à la réalité,
l'utilisation de représentations abstraites est indispensable. Mais sommes-nous
sûrs d'atteindre la réalité même en utilisant uniquement
ce type de représentation ?
L'examen de la théorie stendhalienne de la cristallisation nous a précédemment
amené à établir que toutes les réalités ne
nous étaient pas accessibles. Cependant un tel argument nous pousse à
adopter des thèses sceptiques puisque sous-entendant que l'esprit humain
n'est pas assez développé non pas même pour connaître
le réel, mais pour y accéder simplement. Cet écueil peut
être surmonté par la distinction entre deux notions : la réalité
et l'essence. S'il nous semble que l'essence des choses ne nous sera jamais
accessible, l'on ne peut pas dire la même chose quant aux réalités.
En effet, nous connaissons déjà certaines réalités
du monde dérivant des sciences par exemple : nous savons que la Terre
est sphérique par exemple, et si nous connaissons cette réalité,
c'est qu'à fortiori nous avons accédé à cette réalité.
A travers cette réflexion, nous nous sommes aperçus que le paradoxe
initial entre représentations abstraites et réalité n'avait
pas lieu d'être puisque si les représentations sont nécessaires
pour atteindre la réalité, seules les représentations abstraites
sont véritablement efficaces. Cependant, nous avons également
constaté que les représentations abstraites n'étaient pas
systématiquement synonymes d'accès à toutes les réalités.
A partir de ce constat, une interrogation s'impose : l'accès à
la réalité doit-il toujours être un but ? En effet, la découverte
de réalités n'est pas toujours satisfaisante et nous ne sommes
pas sûrs de pouvoir toutes les découvrir, alors pourquoi ne pas
laisser nos représentations (abstraites ou concrètes) imaginaires
réinventer le réel ? Choisirons-nous l'ignorance (plus ou moins
incomplète) ou l'illusion ? Madame Bovary dans la deuxième partie
du roman de Flaubert choisit consciemment l'illusion dans sa quête du
bonheur. Ses représentations imaginaires sont alors abstraites et concrètes,
mais parce qu'elles se confrontent inéluctablement à la pauvreté
de la réalité, elles ne peuvent aboutir qu'à la mort. La
solution serait donc l'ignorance, ou peut-être la foi.