Dans les Métamorphoses, Ovide décrit l'histoire
de Pygmalion, un sculpteur qui tombe finalement amoureux de son uvre, tant
la représentation est parfaite (" an sit corpus, an illud ebur ; nec
ebur tamen esse fatetur "), ses sens le persuadent même qu'elle est
sensible. L'on définit généralement la représentation
comme l'action de rendre présent ce qui ne l'est pas, ou alors de remplacer
ce qui est absent. Le statut de la représentation est donc difficile à
établir puisque si cette dernière est bien réalisée,
elle peut ressembler tellement à l'objet représenté que l'on
pourrait, comme Pygmalion, les confondre. La tromperie est-elle interne au concept
de représentation ? Autrement dit, toute représentation est-elle
nécessairement trompeuse ? Dans cette réflexion, nous tenterons
de répondre à cette interrogation, mais comme la représentation
est un terme trop générique pour être étudié
globalement, nous nous demanderons successivement si la tromperie est incluse
dans les concepts de représentations politique, puis artistique et enfin
dans le domaine de la connaissance.
La représentation politique consiste en l'élection
de représentants par le peuple lui-même afin qu'il agisse en son
nom. Par ce contrat, les citoyens renoncent à leur souveraineté
au profit de ceux qu'ils ont choisis. Aussi l'on peut se demander si la représentation
politique est nécessairement trompeuse, c'est-à-dire si la notion
de duperie est fondamentalement impliquée dans le concept de représentation
politique.
A priori, il semble que la représentation politique soit nécessairement
trompeuse puisqu'elle sous-entend la soumission des électeurs au groupe
d'individus élus. En effet, le contrat passé entre le représenté
et le représentant implique que le peuple choisit son représentant
pour ses opinions, ses projets, son programme. Une fois élu, le représentant
dispose de tout le pouvoir nécessaire à cet accomplissement alors
que le peuple s'en est remis à lui sans forcément connaître
parfaitement cet individu, et il doit cependant lui obéir. Il existe
donc un risque non négligeable d'abus de pouvoir, ou encore de détournement
des objectifs annoncés avant l'élection pour adopter une politique
toute autre. Les abus de pouvoir réalisés par les hommes politiques
de toutes tendances politiques dans notre histoire montrent que ce risque est
bien interne au concept de représentation politique. Aussi Paul Valéry
a-t-il écrit : " C'est l'instinct de l'abus de pouvoir qui fait
songer si passionnément au pouvoir. Le pouvoir sans l'abus perd le charme.
"
Cependant ce premier argument instaure que le risque de tromperie est interne
au concept de représentation politique, et non la tromperie elle-même.
Considérons désormais la philosophie rousseauiste sur le thème
de la représentation politique. Rousseau écrit que cette dernière
est toujours trompeuse parce qu'elle fait croire au peuple qu'il a le pouvoir
alors qu'il a aliéné sa liberté en élisant ses représentants.
En effet, Rousseau considère que les citoyens se débarrassent
de leur pouvoir par paresse et cela grâce à l'argent et qu'ainsi
l'intérêt général n'est pas préservé,
au profit de l'intérêt particulier des dirigeants. Dans une telle
philosophie, toute forme de représentation politique est donc trompeuse
puisqu'elle donne l'illusion au peuple de conserver sa souveraineté et
qu'elle aliène sa liberté alors même que " la souveraineté
ne peut être représentée, par la même raison qu'elle
ne peut être aliénée (
) la volonté ne se représente
point. ". Il semble donc ici que ce ne soit pas l'objet de représentation
mais la représentation elle-même qui soit trompeuse, et cela nécessairement,
par essence.
Mais cette thèse semble insuffisante puisque l'histoire a démontré
que nos systèmes démocratiques occidentaux, souvent considérés
comme étant les plus justes et qui sont fondés sur le principe
de la représentation politique, sont meilleurs que d'autres (tyrannies
)
dans lesquels celui qui détient le pouvoir souverain n'est pas le représentant
du peuple. De plus, la séparation des pouvoirs, seule garantie de la
démocratie selon Montesquieu, sous-entend le concept de représentation
: par exemple, le magistrat doit déléguer ses puissances législative
et exécutive de citoyen pour exercer son activité principale.
De plus, si l'on considère la philosophie hobbésienne à
propos du représentant souverain, il semble que la représentation
politique n'ait rien de trompeuse puisque par un contrat le peuple a accepté
de se soumettre totalement au souverain, ce dernier a tous les droits, ses actes
sont ceux du peuple puisqu'il l'a choisi. Il n'y a donc ici aucun tromperie
: en acceptant ce contrat, le peuple échange son pouvoir de décision
contre la paix.
Finalement, au travers de cette première partie, il semble que la représentation
politique ne soit pas nécessairement trompeuse même si parfois
elle peut l'être (abus de pouvoir
). Cette conclusion suffit à
expliquer pourquoi depuis des siècles la société conserve
le régime représentatif, puisque s'il était nécessairement
trompeur, il n'aurait sans doute pas pu perdurer. Etudions désormais
le cas de la représentation artistique afin de déterminer si elle
est, ou non, nécessairement trompeuse.
Pour déterminer si la représentation artistique
est nécessairement trompeuse, commençons par la diviser en deux
catégories : la représentation qui imite les apparences des choses,
c'est-à-dire les représentations réalistes, et celles qui
cherchent à rendre une manière de percevoir les choses. Dans le
premier cas, la représentation cherche à imiter à imiter
le réel, à donner au spectateur l'impression d'avoir affaire à
la chose représentée et non à sa représentation.
Alors il s'agit effectivement de représentations nécessairement
trompeuses, d'un simulacre. En effet, comme la théorie platonicienne
l'explique, l'artiste est alors un imposteur qui use délibérément
d'illusions pour tromper le spectateur. Ainsi Maupassant décrit le réalisme
comme : " faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète
du vrai (
). J'en conclut que les Réalistes devraient plutôt
s'appeler des Illusionnistes. "
Cependant la représentation artistique ne se résume pas au réalisme
puisque imiter la nature est une tentative vaine : même un tableau réaliste
parfait ne remplacerait pas le réel puisqu'il n'est qu'en deux dimensions.
L'artiste ne peut d'ailleurs reproduire le monde dans son ensemble, il a des
choix à opérer : il ne re-crée pas mais il re-présente
en faisant intervenir sa subjectivité propre. En effet, le réel
n'est pas directement accessible à l'homme. Pour l'atteindre, il a besoin
de la médiation de la représentation.
Lorsque la représentation vise à rendre une manière de
percevoir les choses, alors elle n'est qu'un signe et n'abuse personne. Une
telle représentation " décrit " les choses telles que
nous les percevons, c'est-à-dire sous l'influence de nos conceptions
: elle s'éloigne du réel pour se rapprocher de notre perception
du réel. Il n'y a alors pas de tromperie puisque l'on reconnaît
immédiatement l'objet sans forcément qu'il lui ressemble, il n'y
a pas de confusion possible entre la réalité et la représentation.
Les peintures médiévales représentant la taille des personnages
proportionnellement à leur influence n'abusent personne : le spectateur
saisit immédiatement le second degré de compréhension.
L'artiste peut d'ailleurs avouer par lui-même à son public que
son uvre n'est qu'un représentation. C'est notamment le cas du
" théâtre dans le théâtre " et plus particulièrement
du prologue d'Antigone de Jean Anouilh. " Voilà. Ces personnages
vont vous jouer l'histoire d'Antigone. ". Ce genre de représentation
ne cherche pas à tromper le public en lui faisant croire en la véracité
de l'histoire racontée. De même, on ne peut accuser la représentation
d'être nécessairement une trahison par rapport à l'objet
représenté puisque, si l'on conserve l'exemple du théâtre
: " La représentation tient à l'essence même du théâtre
; l'uvre dramatique est faite pour être représentée
: cette intention la définit. ". (H. Gouthier).
De toute cette réflexion, il apparaît que l'on ne peut qualifier
de trompeur le concept de représentation car, même si Stendhal
déclare que : " Toute uvre d'art est un beau mensonge. "
, un seul contre-exemple (Antigone
) suffit à infirmer la thèse
selon laquelle toute représentation artistique est nécessairement
trompeuse. Finalement, la représentation artistique, souvent considérée
comme la preuve de la supériorité humaine sur la nature ou au
moins comme étant LA spécificité de l'être humain,
ne repose pas sur un mensonge : elle n'est pas nécessairement trompeuse.
Maintenant que nous avons étudié la représentation artistique,
voyons si, dans le domaine de la connaissance, toute représentation est
nécessairement trompeuse.
Le monde n'est pas perceptible directement par l'être
humain : ce dernier a nécessairement besoin de représentations
pour avoir accès au réel, cette médiation (les sens, les
représentations mentales
) est indispensable. Se demander si toute
représentation est trompeuse revient ici à se demander si toutes
les représentations que nous avons du monde sont fausses, qu'elles soient
mentales, sensibles, de l'ordre du souvenir
Etudions désormais
la représentation dans le domaine de la connaissance.
On ne peut nier que la représentation est source de préjugés
puisqu'à l'évocation d'un objet, on se le représente mentalement
a priori. Nous pouvons donc occasionnellement nous tromper dans notre pensée
et puisque " On ne pense pas sans images " (Aristote), c'est donc
que l'image, que la représentation, est trompeuse. De plus, dans le domaine
de la connaissance scientifique par exemple, tout n'est pas représentable,
et représenter signifie en réalité simplifier, schématiser,
ce qui peut être source d'erreurs. C'est notamment le cas de toute représentation
d'objet dans un espace de dimension infinie.
Par ailleurs, la représentation est une médiation liée
au sujet pensant or ce dernier est incapable d'atteindre l'objectivité
totale, aussi toute connaissance vraie du monde semble remise en question, nous
ne voyons que les apparences des choses. Cette thèse est développée
par Montaigne dans les Essais et pour lequel : " toute connaissance s'achemine
en nous par les sens : ce sont nos maîtres. ", et comme notre représentation
du monde est incomplète (le réel est infiniment riche et varié)
et fausse et que nos sens nous trompent, nous ne pouvons connaître le
monde dans son essence, c'est donc que la représentation est trompeuse.
Dans cette partie, nous avons vu les aspects de la représentation qui
pourraient nous permettre de la qualifier de nécessairement trompeuse,
mais croire qu'elle nous trompe implique que nous méconnaissons le monde
qui nous entoure, que nos pensées sont toutes fausses (puisque nous ne
pouvons penser sans images). Afin d'éviter de tomber dans le scepticisme,
ou pire, dans la folie, essayons de voir si ces arguments peuvent être
dépassés.
Nous avons constaté que toute connaissance sans représentation
était impossible, et avant d'objecter que la représentation est
nécessairement trompeuse, étudions le cas de la connaissance mathématique.
Les mathématiques sont considérées comme étant LA
science la plus sûre car elle reste théorique et ne fait jamais
intervenir l'expérience. Or, sans représentation, plusieurs théorèmes
démontrés n'ont plus de sens, en effet, considérons par
exemple l'ensemble des nombres dits " complexes ". Cet ensemble regroupe
les nombres réels et les nombres imaginaires, qui ne correspondent à
rien dans la nature mais qui sont utiles dans la résolution de problèmes
concrets. La représentation graphique de ces nombres est donc essentielle
à certaines connaissances.
De plus, une représentation peut susciter des interrogations, instruire,
au lieu de tromper. Par exemple, les représentations artistiques nous
traduisent l'état d'esprit, les valeurs, les centres d'intérêt
d'une civilisation donnée. De même, Magritte, dans son tableau
intitulé La trahison des images nous prévient contre le danger
de confusion entre représentant et représenté. Non seulement
cette représentation ne trompe personne, mais elle développe notre
réflexion. Dans le domaine du langage ou de la littérature, la
représentation n'empêche pas nécessairement d'atteindre
la connaissance du réel. Prenons l'exemple du poème de Victor
Hugo paru dans les Contemplations et débutant par :
"
" Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne
". Ce poème traduit la douleur de l'auteur suite à la mort
de sa fille. Victor Hugo ne cherche pas à " tromper " son public,
il est entièrement sincère et la représentation de sa souffrance
n'est pas trompeuse. Ainsi, la représentation dans le domaine de la connaissance
n'est pas nécessairement trompeuse.
Au travers de cette réflexion, il apparaît que, si au premier abord
tout type de représentation semble être nécessairement trompeur,
il n'en est rien en réalité puisqu'un seul contre-exemple dans
chaque type de représentation suffit à infirmer cette thèse
et que plusieurs contre-exemples ont à chaque fois été
trouvés. Mais comme il arrive parfois que des représentations
nous trompent comme nous l'avons constaté (trompe l'il
),
alors nous ne pouvons nous fier avec certitude à ces représentations
ni toutes les rejeter puisque toutes ne sont pas trompeuses. Cependant la tromperie
n'est pas forcément négative puisqu'elle peut parfois rendre la
représentation meilleure que le réel : elle peut correspondre
dans l'art à la création du Beau par exemple
Et toujours
dans le domaine artistique, le fait que la représentation artistique
diffère du réel nous permet d'inscrire une empreinte humaine qui
rend la réalité plus familière et nous incite à
voir autrement ce que nous croyons déjà connaître. Aussi
Oscar Wilde a-t-il écrit : " La nature imite l'art. "