Les pages de si c'est un homme de Primo Levi sont une page
de l'Histoire. L'auteur y raconte avec une sérénité et une
sobriété déconcertantes comment la raison s'est heurtée
au mur de l'Histoire ; non pas comment l'inexplicable a pu advenir, mais comment
justement la Raison s'est trouvée confrontée à ce qui la
dépasse, à ce qu'elle ne peut pas comprendre. Certes bien des raisons
ont été avancées mais, ayons au moins la décence et
l'honnêteté intellectuelle de reconnaître qu'aucune n'est pleinement
satisfaisante. L'Histoire l'a prouvée, elle n'est pas toujours raisonnable,
ni d'une grande cohérence. Il est néanmoins une science qui cherche
à remonter le fil des évènements pour découvrir la
cause originelle, le cause première ; une science qui prétend que
la Raison a été à l'uvre tout au long de l'Histoire,
qu'il existe donc une logique, une cohérence dans le cours des choses.
Pourquoi ?
Histoire et raison sont-elles opposées ? Seraient-elles, dans un mouvement
quasi dialectique liées bien qu'opposées ? Vers quoi oeuvrent-elles
? Pourquoi cette nécessité d'avoir des historiens ? Pour quelle
raison, dans quel but ? Cette fameuse cohérence existe-t-elle ? Sinon,
pourquoi, alors , persistons nous dans ce culte du mensonge .
Quel lien unit la Raison à l'Histoire ?
" L'Histoire est une connaissance scientifiquement élaborée
du passé. " Du moins est-ce la thèse de Marrou (De la connaissance
historique). Scientifiquement, c'est à dire méthodiquement, l'historien
ne peut se contenter de dresser une chronologie des évènements
comme le faisaient les moines, il se doit de remettre en cause la validité
de ce qu'il apprend, d'exercer son sens critique, de discerner le vrai du faux
afin de savoir . " Pour moi, je veux être pyrrhonien " voilà
la critique de Bayle à l'égard de ceux qui se contentent de deux
préjugés : tradition et autorité. (Critique de l'histoire
du calvinisme du père Maimbourg ). Mais l'exercice critique de la raison
ne suffit pas, il faut aussi prendre en compte l'époque, le climat, l'esprit,
les races, les gouvernements
autant d'éléments qui font que
l'homme se construit lui-même et donc pour ne pas négliger la dimension
toute humaine de l'histoire des hommes, ne pas oublier que " l'homme est
son propre Prométhée " (Histoire de France ). Ainsi, Michelet,
Marrou, Bayle et beaucoup d'autres définissent les critères de
la science historique, critères qui permettent de rendre compte des évènements
passés . Raison et Histoire semblent donc liés par nécessité,
car sans Raison, l'Histoire ne serait qu'une annale.
Pourtant, on a coutume d'opposer raison et passions. Car si l'on considère
l'Histoire et ceux qui l'ont faite, on s'aperçoit que tous n'étaient
pas guidés par une infaillible raison. Nombreux sont ceux qui ont agi
de manière immorale ou en apparence injustifiée, permettant ainsi
aux " thersites " , comme les appelle Hegel (la Raison dans l'histoire)
; D'après le nom de l'initiateur de ce mouvement, de critiquer les grands
hommes au pouvoir et de prétendre pouvoir mieux faire. Mais alors, que
ne prennent-ils pas le pouvoir eux-mêmes ? Parce que les thersites ne
seront jamais de grands hommes, ils sont condamnés par le remords qui
les ronge de n'avoir le courage d'assouvir leurs passions, à rester dans
l'ombre de ceux qui ressentant la chose comme impérieuse et nécessaire
iront jusqu'au bout de leurs actes te mettront l'histoire en marche. En somme,
" rien de grand ne s'est fait sans passions " et ce qui fait des hommes
de grands hommes n'est que cette aptitude, cette capacité à reconnaître
inconsciemment que leur cur a raison.
Dès lors, la raison d'une action n'est autre que la Raison .En effet,
cette certitude s'impose aux grands hommes et ce n'est autre que ce principe
suprême qu'Hegel appelle la Raison, qui leur a dicté. Ainsi, la
raison dans l'Histoire pousse les hommes à agir de sorte que par une
ruse certaine, ils accomplissent le dessein universel tout en croyant servir
leurs intérêts personnels. Laissant de côté la "
litanie des vertus privées " , la Raison ne se préoccuppe
que de l'acheminement de l'Esprit vers la conscience de lui-même.
Rerum gestarum, res gestae, raison et Raison sont donc inextricablement liées,
la raison intervenant nécessairement dans l'écriture de l'histoire
et dans la recherche historique 'l'histoire est bien, étymologiquement
une enquête : historia en grec) ; la Raison, elle, intervient dans le
déroulement de l'Histoire. L'Histoire en tant que science n'est autre
qu'une création de la Raison, mais a-t-elle été inventée
pour tenir le récit historique ou pour créer l'Histoire ? N'est-ce
pas cet épineux problème qui fait s'exclamer à Febvre "
Du donné ? Non, du crée par l'historien " dans sa leçon
inaugurale au collège de France.
D'où vient cette nécessité d'avoir des historiens ? Pourquoi
des historiens ?
L'historiens est un juge.
Par l'exercice critique de la raison, l'historien ne fait rien d'autre que juger,
l'étymologie même du mot critique nous le rappelle, le grec crinein
signifie bien juger. Le rôle de l'historien n'est pas un témoin,
il a l'objectivité avec lui pour découvrir la vérité,
mais aussi " la bonne subjectivité " (Histoire et Vérite
), la subjectivité critique. Quelle différence alors entre Histoire
et mémoire ? n'est-ce pas entre mémoire et oubli que la juge,
garant de la loi morale doit trancher ? Paul Ricoeur dans son livre La mémoire,
l'histoire et l'Oubli explique que mémoire et histoire participent toutes
deux de la rétrospection, mais la mémoire a pour elle ce "
petit miracle de la reconnaissance " car son propre est d'avoir vécu
les évènements qu'elle se remémore tandis que l'histoire
a cette distance avec les évènements. C'est pourquoi " la
différence entre Histoire et mémoire est maximale lorsqu'il s'agit
d'un passé lointain et minimale lorsqu'il s'agit d'un passé proche
à tous égards de l'historien " (K. Pomian Sur l'histoire
).Ainsi le juge discerne ce qui de la mémoire peut passer à l'Histoire
ou à l'oubli. Sans oubli pas de mémoire et partout, pas d'histoire.
L'historien est donc le garant de la morale.
Il est aussi celui qui découvre l'origine. En tant que juge, il recherche
une explication, et en tant qu'historien, il cherche la généalogie
pour remonter à l'origine. Mais pourquoi ? Quel conséquence cela
peut-il avoir de découvrir l'origine, pourquoi toutes les civilisations
ont-elles cherché à établir un mythe originel ? Saint-Augustin
dans Le ciel de Dieu répond qu'il s'agit là de poser les bornes
de la vie : le début est le péché originel, la fin est
le jugement dernier. L'existence n'erre donc pas, l'histoire a bien un sens
et il faut le respecter. Le mythe de l'origine est le fondement de la foi.
Mais pourquoi imposer une fin à l'histoire ? Cette fin que prédit
Hegel est pourtant en contradiction avec l'idée de la dialectique. Camus
souligne que le mouvement dialectique est infini (l'homme révolté
), la synthèse de deux opposés doit toujours continuer à
s'opérer, le devenir n'aboutit jamais. Il est purement idéologique
de vouloir faire croire à une fin de l'Histoire même si celle-ci
chez Hegel semble plutôt positive puisqu'elle signifierait une fin substantielle
du temps. " Ces moments de bonheur [étant] des pages blanches dans
l'Histoire ", la fin serait le moment où l'Histoire cesserait de
s 'écrire, le moment où ne resteraient que des pages blanches.
De même chez Marx, la fin coïncide avec l'arrivée du prolétariat
au pouvoir et il est alors d'autant plus flagrant que cette théorie est
idéologique.
Le sens de l'histoire lui-même est idéologique. Croire que l'histoire
part d'un point pour arriver à un autre c'est se leurrer. Vouloir voir
dans l'histoire une progression linéaire c'est se bercer d'illusions.
Penser qu'il existe une cohérence, un principe qui régit logiquement
le cours des évènements c'est être dans l'erreur. Et pourtant,
tout ceci n'est que l'uvre de la raison humaine, de notre raison dont
on ne peut croire qu'elle dysfonctionne. Pourquoi la raison a-t-elle inventé
l'Histoire s'imposant ainsi une morale ainsi que les préjugés
que Bayle dénonçait : tradition et autorité ?
L'Histoire comme cohérence est une création.
Pour créer une Histoire qui n'est qu'un mensonge. C'est
la nature humaine qui est ici en question. L'historien se joue en toute bonne
foi de la crédulité des hommes et de sa propre crédulité.
Inconscient qu'il crée lui-même mes faits qu'il expose. Non pas
que ces faits n'aient jamais en lieu, mais que leur importance n'était
pas celle qui leur est conférée ? L'historien crée une
morale. La raison crée l'historien, c'est donc qu'il est nécessaire
à la raison de créer une morale un horizon de vie, une perspective
que l'homme puisse apercevoir. Kant souligne ce besoin inhérent à
la nature humaine dans L'Idée d'une histoire universelle au point de
vue cosmopolitique. Telle est la valeur du plan caché de la Nature :
permettre à l'homme de comprendre. L'homme a besoin de croire que la
Nature agit , comme lui dans un but précis et déterminé,
il ne peut accepter que " sa seule loi soit nécessité "
(Spinoza, Ethique) Ce besoin de forger une puissance suprême qu'il s'agisse
de la Raison, de la Nature ou d'un dieu est récurrent, il témoigne
d'une nécessité dangereuse de diviniser la Nature ? Dangereuse
parce qu'elle tend à faire oublier à l'homme qu'il est lui-même
un élément de la Nature et à dissoudre la responsabilité
de chacun, c'est la raison pour laquelle Levinas, critiquant Heidegger dans
Heidegger, Gagarine et nous, prône un détachement d la Nature,
une dédivinisation, un arrachement de la Terre. L'homme n'est-il pas
en effet un être de l'utopie, un être de nulle part, Les dangers
d'une telle entreprise de divinistation d'un principe suprême ainsi pointés,
il reste à savoir d'où vient un tel besoin.
Notre traîtresse raison témoigne elle-même de la faiblesse
de l'homme. L'homme, ce roseau pensant comme l'appelle Pascal dans les Pensées,
est à la fois fort de sa raison parce qu'elle fait de lui un être
capable de réfléchir et elle lui donne en même temps conscience
de son infinie faiblesse : inachevé, imparfait, il cherche à combler
ce manque, cette aspiration vers l'infini, lui qui est borné par la finitude.
Non contente de le plonger dans un ennui profond elle le trahit en témoignant
elle-même de cette faiblesse. Foucault commentant Nietzsche (Nietzsche,
la généalogie, l'histoire) explique que cette faiblesse même
de l'homme est d'avoir besoin de l'historien pour qu'il le persuade qu'il existe
une cohérence dans le cours des évènements. " a penser
le passé, nous deviendrons des écrevisses. On finit par croire
en arrière quand on pense en arrière " , c'est de régression
que la raison, opérant comme son nom l'indique un calcul (ratio ) pour
tenter de nous préserver, nous menace en fait. La raison se retourne
contre elle-même dans un involontaire mouvement de sauvegarde.