L'importance et la complexité de la constitution du
sujet et de l'être ont suscité de nombreuses réflexions, variées,
parfois divergentes ; et avoir à définir l'homme fut souvent extrêmement
délicat.
Influencé par les réflexions de son époque, Marcel Proust,
auteur de la première moitié du 20ème siècle, écrit
: " L'homme est l'être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît
les autres et le monde qu'en soi et qui, en disant le contraire, ment. "
Il affirme alors que la subjectivité de l'être est permanente et
immuable, et que l'objectivité ne sera par conséquent qu'illusion.
Il est possible en effet de considérer tout d'abord que le moi est nécessairement
présent et qu'il influe sur nos perceptions du monde extérieur.
Cependant, le sujet peut également être analysé comme la représentation
de caractères communs à tous les hommes et donc extérieur
au soi individuel. Alors, il semble incontestable d'apporter une analyse plus
nuancée du sujet, qui, par sa complexité, tend à concilier
rationalité et illusion.
La formule de Marcel Proust semble justifier l'existence d'un sujet perpétuellement
influencé par lui-même. L'être subjectif est permanent, persistant,
inévitable et rend inaccessible toute forme de rationalité.
Tout d'abord, le moi est permanent et nécessaire pour l'homme. Depuis
sa constitution, le sujet a connu différentes étapes pour aboutir
à ce qu'il est. Par exemple, l'étape du miroir qu'il connaît
étant enfant et qui lui offre la conscience de soi comme individu à
part entière a un rôle important dans l'évolution du sujet.
A travers son expérience personnelle, son entourage, son langage, l'homme
se crée donc un personnalité, une conscience, qui, même
si elle demeure en perpétuelle évolution, l'occupe tout entièrement
et de manière permanente. L'être, persistant, influe donc sur toutes
les actions du sujet, et l'empêche, comme l'exprime l'auteur dans sa formule,
de " sortir " de cette constitution, d'en être indépendant.
De plus, il semble que si le soi est permanent, il influence alors toutes nos
sensations du monde extérieur et d'autrui. Puisque tout ce que nous ressentons
est ensuite soumis à un jugement, et que ce jugement nous sera propre,
la subjectivité est alors inévitable. Ainsi, chacun étant
façonné par son passé, chacun étant réellement
singulier, nos sensations en deviennent spécifiques. Cette subjectivité
permanente s'avère d'ailleurs prouvée par l'affectation plus ou
moins importante des individus face à une sensation, ou bien encore par
les relations privilégiées qui s'installent entre certaines personnes.
Un autre aspect semble d'ailleurs, chez Proust, attester de l'importance de
la subjectivité. En effet, dans son œuvre autobiographique A la
recherche du temps perdu, il cherche à édifier, à construire
son être et sa personnalité grâce à l'art de la littérature.
La subjectivité entre donc en jeu, puisque Proust se réalise dans
l'écriture à travers son propre jugement.
Par conséquent, l'homme serait incapable d'être objectif, et donc
d'avoir un raisonnement rationnel. Croire pouvoir atteindre plus que de simples
sensations n'est qu'illusoire et la science, qui prétend apporter des
valeurs universelles à travers un raisonnement rationnel ne serait qu'un
leurre, puisque chacun est conditionné par son être. On se ment
alors en cherchant une vérité, et c'est d'ailleurs ce que plusieurs
scientifiques ont évoqué à propos des sciences exactes,
puisque tout concept affirmé comme vrai est généralement
remis en cause par la suite, et que des erreurs successives rendent incorrect
le raisonnement. Il est donc vain de chercher des valeurs universelles, et on
ne peut pas nier l'importance de notre subjectivité.
Proust défend donc l'idée d'un être unique,
subjectif, constitué au fil du temps et qui agit constamment sur nos
sensations et nos jugements. L'universalité des valeurs, valables pour
tous, est donc inconcevable. Cependant, il semble tout de même qu'il soit
possible d'interpréter différemment la constitution du sujet,
qui peut présenter des caractères universels, accéder à
une certaine forme de rationalité ou tout simplement être refusé.
Beaucoup de questions ont en effet été évoquées
à propos d'un moi exclusivement subjectif, intérieur et permanent.
Ainsi, peut-être peut-on considérer que l'homme présente
des caractères universels, ou bien que le sujet n'existe pas ;
L'homme constitue avant tout une espèce, ce qui implique que des traits
communs, physiques mais aussi psychologiques, aparaissent chez tous les hommes.
Les êtres possèdent donc une certaine universalité qui les
lie. Ainsi, Montaigne a cherché à montrer cette universalité
du sujet puisque son œuvre Les Essais, dans laquelle il s'étudie,
se veut principalement didactique. Il souhaite que chacun se découvre
en lisant ce que lui-même découvre à propos de son être.
Des critères communs à tous sont donc indiscutables, et attestent
de l'universalité de certains caractères du sujet. Au delà
du sujet, on peut d'ailleurs remarquer que les groupes, les communautés
-par exemple celles étudiées en ethnologie par Lévi-Strauss
- possèdent eux aussi certains caractères universels.
Cependant, il est également concevable de considérer que le sujet
n'a pas lieu d'être, et d'affirmer sa non-existence. L'homme, en effet,
est en perpétuelle évolution, change, murit, grandit, aussi bien
physiquement que mentalement. Il est souvent bien impossible de reconnaître
un enfant devenu adulte… Comment peut-on alors affirmer l'existence permanente
d'un sujet ? Certains philosophes, comme Hume, ont nié l'existence d'un
sujet constitutif d'une personnalité. De plus, il semble qu'un individu
se caractérise exclusivement par ses actes et ses opinions, par son comportement.
Il n'est rien d'autre qu'une succession de comportements. En outre, chaque individu
est perçu différemment par les autres, et ce regard extérieur
joue un rôle fondamental dans la construction de la personnalité.
Comment être alors un seul sujet ? Sartre écrit dans sa pièce
Huis Clos : " L'enfer, c'est les autres. ", et met en évidence
l'importance du regard d'autrui, qui sera d'ailleurs une des convictions les
plus importantes de cet existentialiste.
Enfin, un dernier point semble pouvoir être souligné en opposition
à la vision de Marcel Proust ; En effet, refuser radicalement la possibilité
pour l'être humain d'être rationnel paraît exagéré,
puisque l'homme semble avoir trouvé les moyens d'être objectif.
Dès l'Antiquité, Platon présentait l'existence d'un monde
des Idées, en opposition au monde des sensations dans lequel nous vivons.
Ce monde de sensations, fait d'illusions devait alors être oublié
afin d'atteindre le monde des Idées, le Bien, la justice, grâce
à la philosophie. Il y avait donc une possibilité, pour le philosophe,
d'être rationnel. De plus, ce sont les sciences, et en particulier les
sciences exactes, qui ont permis à tous d'effectuer des raisonnements
rationnels. Ainsi Descartes, mathématicien de la Renaissance, affirmait
que, par la raison et par une méthode stricte, on pouvait atteindre la
vérité dans de nombreuses disciplines. C'est pourquoi les grands
théorèmes scientifiques, comme la théorie de la relativité
d'Einstein ou encore la preuve de l'héliocentrisme de Copernick, découlent
certes d'une intuition particulière du physicien, mais sont également
valables au-delà d'une seule personnalité. Bien que certaines
théories aient souvent à être nuancées après
leurs énonciations, la rationalité des raisonnements n'est généralement
pas à remettre en cause, et l'homme peut alors analyser le monde extérieur
de manière objective, sans nécessairement être influencé
par lui-même.
On peut donc considérer que l'homme a tout de même
la possibilité de s'éloigner de son être par la présence
de caractères universels, par sa capacité à effectuer des
raisonnements rationnels, et par l'incertitude même de l'existence d'un
sujet unifié. La complexité de l'homme et de l'être qu'il
constitue est donc incontestable si bien que ses réflexions et ses comportements
se basent à la fois sur des traits communs à une espèce,
et sur l'unicité de l'individu.
Cette complexité peut alors s'évaluer selon deux aspects : tout
d'abord, à propos de la raison et du jugement qui peuvent être
et rationnels et subjectifs ; mais aussi à travers les comportements,
souvent entre réalité et illusion.
La raison et le jugement de l'homme constituent les principales sources de sa
pensée et de ses réflexions. Ils ont alors des rôles complexes,
et peuvent concerner ou bien uniquement l'individu, ou bien toute une communauté.
Ainsi, comme on l'a évoqué précédemment, la raison
peut être utilisée pour mener à bien un raisonnement scientifique,
mais elle peut également apparaître à travers une morale.
En effet, chacun s'impose une certaine forme de " raison subjective "
pour ensuite affirmer ses propres valeurs. Une communauté établit
également ces raisonnements, afin de garantir une liberté pour
tous. En conséquence, les jugements portés par un individu sur
autrui se basent ou bien sur des valeurs communes à un groupe ou bien
sur des valeurs personnelles parfois inconscientes. Ainsi, l'homme est capable
de s'effacer face à sa conscience pour laisser place à une raison
commune. La formule de Proust en devient contestable. La conciliation d'un sujet
permanent et d'une réflexion objective semble donc être possible.
De plus, l'homme est généralement capable de comprendre certains
aspects, mais d'y préférer l'illusion. Ainsi, le soi a une compréhension
lucide du monde qui l'entoure, mais la refuse au profit d'une vision faussée
parce qu'elle est plus acceptable. Par exemple, tout être humain a conscience
de sa condition de mortel, il est capable objectivement de la connaître,
et la religion s'impose alors, irrationnelle, pour lui masquer cette fatalité.
Le soi atteint des excès de lucidité qui incitent l'homme à
se cacher cette réalité trop brutale pour plus de sérénité,
plutôt que de percevoir la réalité du monde extérieur.
Enfin, un autre aspect semble montrer que l'homme est capable de chercher hors
de lui-même, puisque, pour forger sa personnalité, chacun tire
son propre jugement et son opinion non seulement de son expérience personnelle
mais aussi de celle des autres. L'être associe donc ses réflexions
personnelles et celles extérieures à lui-même pour créer
sa personnalité.
Le sujet peut donc être considéré comme
immuable, fatalement présent, et qui rendrait alors toutes nos perceptions
empreintes de subjectivité. Nier cette influence du soi relèverait
du mensonge. Cependant, l'homme possède également des caractères
communs à toute son espèce, et peut atteindre des raisonnements
rationnels valables pour tous, ce qui remet en cause l'impact permanent du soi.
L'existence et l'importance du sujet sont donc très complexes et il semble
que l'homme peut à la fois comprendre certains aspects du monde extérieur
et analyser certaines réflexions étrangères à lui-même,
tout en restant profondément ancré dans sa personnalité.
L'homme ne serait pas alors simplement l'être incapable de sortir de lui-même,
mais celui qui saurait y " faire entrer " l'expérience des
autres et du monde extérieur.