Innombrables sont les récits, les notes, journaux,
mémoires que des exilés inconnus, et qui le resteront, ont cru devoir
écrire. Ces uvres sans suite, si elles sont illisibles, ont un intérêt
particulier. Elles révèlent que l'exil est ressenti comme une fatalité.
Même dans des périodes d'exode massif, subissant le sort commun,
chaque victime a conscience de connaître un destin exceptionnel. Mais l'exil
ce n'est pas que cela. L'exil peut-être pensé à plusieurs
degrés, ce qui révèle la grande richesse de cette étude.
La transition d'une vie nomade à une vie sédentaire
a marqué, dit-on, le commencement de ce qu'on a appelé plus tard
la civilisation. Bientôt, on ne considéra plus comme des gens civilisés
ceux qui survivaient hors de la ville. Mais c'est une autre histoire - à
raconter à l'homme des neiges. Pendant les dernières cent cinquante
années s'est déroulée une transformation peut-être
d'une importance équivalente. Jamais au cours de l'histoire autant de
gens n'ont été déracinés qu'à notre époque.
L'émigration, imposée ou choisie, au-delà des frontières
nationales ou du village à la métropole, est l'expérience
essentielle de notre temps. Que l'industrialisation et le capitalisme devaient
exiger un tel déplacement des hommes, d'une ampleur sans pareille et
accompagnée d'une violence d'un nouveau genre, l'annonce en avait été
faite par l'ouverture des marchés d'esclaves au seizième siècle.
Le front occidental de la première guerre mondiale, fut une illustration
plus tardive de la même pratique qui bouleverse, transporte, et concentre
les humains dans un "no man's land". Plus tard, les camps de concentration
à travers le monde ont suivi la logique de cette pratique continue. Comparer
les maux est répugnant, car un mal plus grand ne justifie pas un plus
petit. Si on aligne ces événements, c'est simplement pour montrer
l'ampleur du déracinement qui caractérise le monde moderne. Ce
déracinement a créé et crée toujours le monde dans
lequel nous vivons - même si parfois il se développe d'une façon
moins spectaculaire. Le terme foyer a été repris depuis longtemps
par deux genres de moralistes, tous deux proches des sphères du pouvoir.
La notion de foyer constitue le noyau central de la moralité domestique,
qui protège la propriété de la famille; simultanément,
elle s'est étendue à la patrie, a fourni le premier commandement
de la loi patriotique, et aidé à persuader les hommes de mourir
dans des guerres qui, souvent, ne servaient que les intérêts de
la classe dirigeante minoritaire. Et ces deux notions ont effacé le sens
original du terme. A l'origine, le foyer représente le centre du monde,
non pas au sens géographique, mais au sens existentiel. Mircea Eliade
montre admirablement dans ses nombreux ouvrages qu'à partir du foyer
on peut jeter les bases du monde. Le foyer fut établi, dit-il, "au
cur du réel". Dans les sociétés traditionnelles,
tout ce qui explique le monde est réel; le chaos environnant existe et
il est une menace parce qu'il est irréel. Sans un foyer au centre du
réel, on ne sait pas où se réfugier, on est perdu dans
le non-être et dans l'irréalité. Sans un foyer, tout se
décompose en fragments. Si on ne saisit pas ce que le foyer a signifié
à l'origine, on ne comprendra jamais pleinement le sens de l'émigration.
L'émigration n'est pas uniquement le fait de quitter un pays, de traverser
l'eau, de vivre parmi des étrangers, c'est aussi défaire le sens
du monde - et à l'extrême limite - s'abandonner à l'irréel
qui est l'absurde. Naturellement, si l'émigration n'est pas imposée
par la force des baïonnettes, elle est peut-être motivée par
l'espoir. Au fils d'un paysan, par exemple, l'autorité traditionnelle
du père peut sembler plus absurde et répressive que le chaos.
La pauvreté du village peut apparaître plus absurde que la criminalité
de la métropole. Vivre et mourir parmi des étrangers peut sembler
moins absurde que vivre persécuté et torturé par ses compatriotes.
Tout cela est vrai. Mais émigrer signifie toujours démanteler
le centre du monde, et l'aménager dans un monde confus, désorganisé
et fragmentaire. Baudelaire est parmi les premiers qui nomment et décrivent
le dénuement des nouvelles foules citadines, sans feu ni lieu: "Fourmillante
cité, cité pleine de rêves
où le spectre, en plein jour, raccroche le passant!" Chaque émigrant
sait au fond de son âme que le retour est impossible. Même si, physiquement,
il est capable de revenir, il ne revient pas vraiment parce que l'émigration
l'a profondément changé. Il est également impossible de
retourner au vécu historique lorsque chaque village était au cur
du réel. Le seul espoir de refaire un centre est de faire un centre du
monde entier. Une seule chose peut transcender le manque de foyer moderne; la
solidarité mondiale. Fraternité est un terme trop facile. Sans
tenir compte de Caïn et d'Abel, la fraternité laisse espérer
que tous les problèmes seront résolus. En réalité,
beaucoup sont insolubles. D'où l'éternel besoin de solidarité.
Aujourd'hui, dès la fin de la petite enfance, la maison ne peut plus
jamais être un foyer, comme elle le fut en d'autres temps. Ce siècle,
malgré ses richesses et ses systèmes de communication, est celui
du bannissement. Un jour peut-être la promesse dont Marx fut le grand
prophète sera-t-elle tenue; alors le substitut de la protection d'un
foyer ne sera pas uniquement notre propre nom, mais aussi notre présence
collective et consciente dans l'histoire, et nous vivrons à nouveau au
cur du réel. Entre temps, nous assumons non seulement notre propre
vie, mais aussi les attentes de notre siècle.
M. Bloom observait, curieux et bonhomme, la souple silhouette noire. C'est si
net : le lustre de son fourreau lisse, le bouton blanc sous la queue, le phosphore
des prunelles vertes. Les mains aux genoux, il se pencha vers elle.
-Du lait pour la minouche !
- Mrkrgnaô !
On prétend qu'ils ne sont pas intelligents Ils nous comprennent mieux
que nous les comprenons. James Joyce, Ulysse. Dans notre société,
de manière tout à fait inédite, l'existence de l'homme
en tant qu'individu vivant se trouve formellement séparée de son
existence en tant que membre de la communauté. D'un côté,
celui-ci n'est admis à participer aux affaires publiques qu'abstrait
de toute qualité et de tout contenu propre, en tant que " citoyen
". De l'autre, et comme une conséquence nécessaire du premier
mouvement, " c'est justement là où, à ses propres
yeux comme aux yeux des autres, il passe pour un individu réel, qu'il
est une figure sans vérité " (Marx, La question juive. Chaque
développement de la société marchande exige la destruction
d'une certaine forme d'immédiateté, la séparation lucrative
de ce qui était uni. C'est cette scission que la marchandise vient par
la suite investir, qu'elle médiatise et met à son profit, précisant
jour après jour un monde où chaque homme serait, en toutes choses,
exposé au seul marché. Marx a su admirablement décrire
les premières phases de ce processus : " La dissolution de tous
les produits et de toutes les activités en valeur d'échange, écrit-il
dans les Grundrisse, suppose la décomposition de tous les rapports de
dépendance personnels figés (historiques) au sein de la production,
de même que la sujétion universelle des producteurs les uns par
rapport aux autres [
] La dépendance universelle des individus indifférents
les uns aux autres constitue leur lien social. Ce lien social s'exprime dans
la valeur d'échange ". Il est parfaitement absurde de tenir le ravage
persistant de tout attachement historique comme de toute communauté organique
pour un vice conjoncturel de la société marchande, qu'il tiendrait
au bon vouloir des hommes d'aménager. Le déracinement de toutes
choses, la séparation en fragments stériles de chaque totalité
vivante et l'autonomisation de ceux-ci au sein du circuit de la valeur sont
l'essence même de la marchandise.
Le Bloom apparaît inséparablement comme produit et cause de la
liquidation de tout ethos substantiel, sous l'effet de l'irruption de la marchandise
dans l'ensemble des rapports humains. Il est donc lui-même l'homme sans
substantialité, l'homme devenu réellement abstrait, pour avoir
été effectivement coupé de tout milieu, puis jeté
dans le monde. Le Bloom est aussi éloigné de l'histoire que de
la nature, en ce sens qu'il ne se laisse appréhender dans les termes
de l'une ou de l'autre de ces catégories. Ainsi le connaissons-nous comme
cet être indifférencié qui ne sent chez lui nulle part,
comme cette monade qui n'est d'aucune communauté dans un " monde
qui n'enfante que des atomes " (Hegel). Le Bloom résulte de la décomposition
de l'individu, ou pour être plus net de la fiction de l'individu. Mais
on se méprendrait sur la radicalité humaine qu'il figure en le
représentant sous la figure traditionnelle du déraciné.
En effet, la souffrance à laquelle expose désormais tout attachement
véritable a pris des proportions si excessives que nul ne peut plus même
se permettre la nostalgie d'une origine. Cela aussi, il a fallu, pour survivre,
le tuer en soi. Aussi le Bloom est-il plutôt l'homme sans racine, l'homme
qui a pris le sentiment d'être chez soi dans l'exil, qui s'est enraciné
dans l'absence de lieu, et pour lequel le déracinement n'évoque
plus le bannissement, mais au contraire la mère-patrie. Ce n'est pas
le monde qu'il a perdu, mais le goût du monde qu'il a du laisser derrière
lui.
Ainsi l'exil n'est pas seulement quitter sa patrie, son foyer,
c'est un sentiment beaucoup plus complexe qui mérite une réflexion
poussée. Qu'il soit maudit, provisoire, volontaire, l'exil n'en a qu'une
vérité plus profonde : aussi insaisissable que l'amour ou la haine,
aussi authentique, aussi éloquent, et puissant sur le cur de l'homme,
il est le sentiment de toute une vie.