Le travail et l'occupation des hommes dans une communauté
constitue un comportement commun à toutes les époques, depuis les
ères préhistoriques jusqu'à nos jours, en passant par le
Moyen Âge ou la Renaissance. Ainsi, il fut tantôt accepté,
tantôt contesté, gratifiant ou humiliant, plaisant ou astreignant.
Les réactions de l'homme à son égard ont alors été
très diverses.
Voltaire, au 18ème siècle, écrit dans son conte Candide :
" Travaillons sans raisonner, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable.
" Réfléchir à notre propre condition de travailleur
ne semble être que le moyen de rendre sa vie insupportable, par la conscience
trop vive des injustices qui nous sont faites.
Il semble en effet qu'oublier les injustices du travail, lorsque celui-ci est
considéré comme une tâche ingrate, demeure le moyen d'accepter
une vie difficile. Cependant, le 18ème siècle a fourni une vision
nouvelle du travail et il a montré que le raisonnement était nécessaire
pour se satisfaire et mener à bien certaines formes de travail. On peut
alors remarquer qu'il existe aujourd'hui une sorte de confrontation entre rationalité
et satisfaction, qui se révèle dans les attentes des travailleurs
contemporains.
Des siècles durant, le travail a été considéré
comme un devoir, une tâche, et les hommes n'avaient pas conscience de
leur condition, incapables de juger de sa légitimité. Mais lorsque
le travail devient une contrainte, une exploitation, l'Histoire atteste du développement
d'idées irrationnelles pour accepter la vie.
Pendant longtemps, le travail des hommes, des femmes et des enfants a été
l'exploitation d'une majorité de la population par quelques individus,
réclamant aux plus faibles des travaux difficiles et ingrats. Cependant,
l'Histoire montre que, à l'image des esclaves noirs utilisés en
Amérique, ou encore des serfs exploités au Moyen Age en Europe,
les contestations furent rares et n'apparurent qu'après des années
de soumission. En effet, c'est sans doute la non-conscience d'une condition
injuste qui explique cet asservissement. Les travailleurs ont vu leurs ascendants
travailler, et leurs enfants travailleront sans doute de la même manière,
il n'y a donc rien à attendre. La vie en devient supportable, puisque
personne n'imagine un quelconque changement. C'est ce que semble proposer Voltaire,
ironique, à travers les mots de Martin : si nous ne réfléchissons
pas à notre condition de travailleurs, aussi injuste soit-elle, alors
mous accepterons la vie, sans espérer autre chose.
Cependant, il semble qu'une telle exploitation de l'homme entraîne sa
propre perte, puisqu'il arrive un moment où l'être humain ne peut
plus accepter sa condition. Dès l'instant où l'homme réfléchit
à sa condition, qu'il conteste les injustices de sa société,
la vie devient insupportable, car il cherche à atteindre un mode de vie
qui lui est inaccessible. C'est en particulier durant les 18 et 19èmes
siècles que ces contestations furent les plus nombreuses, en conséquence
d'une évolution des mentalités et des progrès techniques
de la révolution industrielle. Les grèves se multiplient la violence
et les tensions s'installent, et la misère n'est que plus grande. Zola
montre ainsi, dans ses romans naturalistes tels que Germinal, la montée
des contestations d'une condition difficile et les conséquences immédiates
et dramatiques des grèves. Là encore, laisser la rationalité
de côté est le moyen d'éviter toute dégradation d'un
niveau de vie déjà restreint.
Mais l'homme cherche souvent à s'expliquer sa condition, à trouver
un but à sa vie, et il est pour lui difficile d'accepter son état.
Alors, on cherche à se dégager de toute responsabilité,
à l'inverse d'une philosophie existentialiste qui rendrait chacun responsable
d'une évolution ou d'une non-évolution ; on s'en remet au destin,
à la fatalité et à l'existence d'un être supérieur
qui aurait décidé de notre sort. C'est dans ses conditions que
les religions permettent d'oublier ses droits et d'accepter un travail injuste,
une vie pauvre, et la mort. Lorsque Marx au 19ème présente les
religions comme " l'opium du peuple ", il remarque que celles-ci,
impossibles à justifier par des explications rationnelles, font écran
à la dure réalité des travailleurs, et leur rendent alors
la vie supportable.
Le travail a souvent été considéré
-et l'est encore dans une certaine mesure - comme une contrainte, une atteinte
portée aux droits de chacun, qui ne peut se justifier. Pour accepter
cette vie de servitude, l'homme n'avait alors qu'à se soumettre et à
oublier sa condition en recourrant aux religions. Cependant, à partir
du 18ème siècle, le travail prend une nouvelle dimension, et la
réflexion sur le travail et pendant celui-ci trouve alors sa place.
Le siècle des Lumières est marqué par un
éloge du travail qui suit les évolutions importantes des mentalités
de ce siècle où la raison s'impose. Ainsi, il semble que les sciences
et la politique soient par exemple deux domaines dans lesquels le raisonnement
soit nécessaire et où le travail " irréfléchi
" connaisse des limites.
Voltaire lui-même, à cette époque, revendique les avantages
du travail, lorsqu'il écrit : " Le travail éloigne de nous
trois grands maux : le besoin, le vice et l'ennui ". De même, avec
Rousseau par exemple, les notions d'éducation et de droit à l'instruction
s'imposent, et le travail, à l'image de l'édification de l'Encyclopédie,
est un apport à l'Humanité. Cependant, ce travail est nécessairement
un travail de réflexion, et le raisonnement permet cette recherche fondamentale
du bonheur, du progrès, de la satisfaction de l'homme dans ce qu'il accomplit.
Le travail est un travail qui refuse l'absurdité ou l'abrutissement,
qui est volontaire et qui approfondit les connaissances de l'homme.
Les sciences constituent certainement les travaux les plus importants entrepris
par les hommes à la découverte d'eux-mêmes et du monde qui
les entoure. La raison intervient alors dans leurs recherches et sur leurs conditions
de scientifiques. Ainsi, Bachelard a expliqué que, par des raisonnements
successifs au-delà des expériences, il était possible de
théoriser le réel, en se rendant extérieur à ces
phénomènes. Mais il affirme également que toute vérité
scientifique n'est que provisoire et expose sa lucidité vis-à-vis
des sciences. Dans ce cas, c'est le raisonnement, la rationalité qui
permettent de se satisfaire des découvertes de l'homme. De plus, les
travaux qui se basent sur le raisonnement comme les recherches scientifiques
peuvent tout à fait satisfaire les attentes de toute une vie, comme Pierre
et Marie Curie, Newton ou Galilée qui, par une recherche incessante,
ont fait de leurs raisonnements rationnels une justification de leurs existences.
Au-delà de la recherche scientifique, il semble également impensable
d'imaginer une organisation politique n'ayant pas recours au raisonnement. Depuis
les premières organisations de la Cité Romaine qui établit
déjà les notions de droit et d'Etat par la constitution de lois
et d'assemblée, la gestion commune d'une société nécessite
des réflexions rationnelles, considérant les droits et les devoirs
de chacun. Ainsi, toutes les théories politiques qui ont été
proposées, par exemple par Machiavel au 16ème siècle, ou
par Montesquieu ou encore par Rousseau , offrent des raisonnements tirés
de l'expérience de leur temps, mais aussi d'une réflexion approfondie.
Agir de façon non réfléchie pour diriger une communauté
impliquerait en effet une action personnelle, et entraînerait alors les
dérives malheureusement fréquentes de la politique, comme les
dictatures et les régimes autoritaires. La tâche que constitue
l'organisation d'un Etat et d'une vie en communauté, et qui recherche
d'ailleurs la satisfaction de tous, n'est donc pas possible sans raisonnement.
L'utilisation de la raison dans le travail peut donc s'avérer
utile voire nécessaire pour rendre la vie compréhensible et supportable
à tous. Dès l'instant où le travail n'est plus considéré
comme une contrainte, la réflexion apporte une vision plus juste de notre
condition. Il semble malgré cela qu'il y ait aujourd'hui une confrontation
entre rationalité et satisfaction dans le travail.
L'homme aujourd'hui cherche non seulement à rendre sa
vie supportable mais aussi agréable et importante. La vision actuelle
du travail, accompagnée d'une recherche personnelle d'objectifs concilie
alors une rationalité imposante et la place de l'irrationnel dans les
activités des hommes.
Bien entendu, la vision du travail des citoyens d'aujourd'hui se différencie
de celle de Voltaire. Quoique influencée par la philosophie des Lumières,
par l'évolution rapide des techniques, par le développement d'un
certain individualisme et par l'amélioration des conditions de travail,
notre vision du travail s'est modifiée. Le travail est aujourd'hui la
condition nécessaire d'insertion dans nos sociétés de consommation,
et le moyen de s'épanouir à travers une occupation tenant compte
des goûts et des personnalités individuelles. Le travail, quel
qu'il soit, est tout simplement le moyen de rendre la vie supportable de nos
jours.
Mais il n'est alors plus concevable de travailler sans réfléchir
à notre condition dans la société. Chacun ayant un contact
extérieur avec les autres, chacun bénéficiant d'une éducation,
tout travailleur peut se juger par rapport aux autres, accepter ou refuser sa
position. De plus, malgré les idées d'une absurdité de
notre existence - comme les défendait par exemple Camus, chacun cherche
à donner un but à sa vie, par le travail et par des activités
nombreuses et diversifiées. Réfléchir à nos occupations
est alors inévitable pour rendre sa vie agréable et satisfaisante.
Se soumettre à un travail sans même apporter une réflexion
sur celui-ci serait condamnable et inefficace. Il faut avoir conscience de sa
fonction, de son rôle dans une communauté pour travailler de manière
productive.
Malgré cela, il semble que l'homme qui cherche aussi à s'épanouir
en dehors d'un travail laisse s'exprimer des sentiments, des caractères
irréfléchis. Ces actes non prémédités et
donc non raisonnés permettent de se libérer de toute justification.
L'art est alors l'exemple probant de l'association de la connaissance rationnelle
d'une technique, et de l'expression de sensations, voire d'idées inconscientes,
sur lesquelles la raison n'a pas d'action. Alors, le plaisir et la satisfaction
que ressentent et l'artiste et le spectateur leur permettent d'apprécier
leurs vies par des représentations nouvelles. Ainsi, certaines formes
d'art, comme le cubisme ou la peinture fauve, ont interprété la
réalité avec des transformations de couleurs ou de formes qui
peuvent laisser s'exprimer des impressions non raisonnées et donnent
une image plus supportable de la vie.
Ne pas avoir conscience de sa condition ou masquer ses excès
de lucidité par des justifications irrationnelles semble en effet, comme
le présente Voltaire, être le seul moyen d'accepter une vie monopolisée
par un travail asservissant. Cependant, certaines formes de travail nécessitent
le raisonnement pour être accomplis et pour apporter une vision nouvelle,
moins négative, du travail. D'ailleurs, étant donné les
attentes actuelles des travailleurs, il semble inconcevable de ne pas réfléchir
à sa condition pour se réaliser dans une occupation.