L'imagination de l'esprit humain est sans doute l'une des
formes de la réflexion de chacun les plus difficiles à cerner. Considérée
à travers des interprétations et à des époques diverses,
elle ne laisse pas de poser problème, car l'homme, sous l'emprise de son
imagination semble avoir des difficultés à maîtriser ses pensées.
Pascal, théologien, moraliste, philosophe et scientifique du 17ème
siècle a étudié de nombreux domaines de réflexion
et considère que l'imagination est " la folle du logis ". D'autres
penseurs suivront d'ailleurs cette vision plutôt radicale des méfaits
de l'imagination, comme Montaigne l'avait également présentée
au 16ème siècle.
L'imagination serait alors néfaste à la réflexion de chacun,
et on verra en fait que plusieurs aspects peuvent soutenir cette interprétation.
Cependant, l'imagination a également de nombreux avantages, tant pour l'homme
lui-même que pour la société ; l'imagination pouvant être
considérée comme la source même de la culture et de la création
humaines.
En effet, l'imagination peut être " mauvaise "
et est alors " la folle du logis ", dans la mesure où elle
est source de désordre et isole l'individu de la réalité
du monde qui l'entoure.
Pour interpréter cette expression de Pascal, il convient d'exploiter
les termes qu'il emploie pour caractériser l'imagination. La folie s'associe
tout d'abord au déraisonnable, qui échappe au contrôle de
la raison et qui rend l'homme incapable de maîtriser ses actes et ses
pensées. Ainsi, la vision de la folie rejoint, dans la philosophie de
Descartes, tout ce qui a trait aux passions, nuisibles au bon fonctionnement
de notre raison. De plus, la métaphore du logis représente l'esprit,
en quelque sorte le lieu de réflexion de l'homme. Cette image spatiale
de l'âme humaine caractériserait l'endroit où s'établit
la raison chez l'homme. L'imagination, selon Pascal, trouble et met donc en
désordre notre raison, c'est une construction chimérique et puérile
de l'esprit, et l'aspect péjoratif de la métaphore utilisée
rend bien compte de ce point de vue.
Pascal considère donc l'imagination comme un désordre de la raison
et, en tant que scientifique, il souhaite s'appuyer sur des vérités
- ou bien sur des axiomes - mais échapper à l'irrationnel. En
effet, la géométrie, l'arithmétique ou encore la physique
ne peuvent être étudiées sérieusement si l'imagination
rend le réel incertain et éloigne le savant des évidences
expérimentales et de l'observation objective de faits. C'est d'ailleurs
ce que la philosophie empiriste pourrait affirmer car lorsque l'imagination
trouble les observations scientifiques, toute démarche qui découlerait
de l'expérience serait faussée. Cependant, une autre interprétation
de l'imagination, au niveau de la morale, semble également avancer l'idée
d'une imagination néfaste. Au 16ème siècle, Montaigne montrait
en effet que le bonheur et l'art de vivre découlaient simplement du bon
sens, alors que l'imagination s'oppose au bon sens et à la logique du
réel. Pascal remet en cause à son tour cette imagination lorsqu'il
dénonce toute forme de divertissement. Il considère que le loisir
n'est qu'un moyen imaginaire de nier la condition humaine et que chaque individu
qui se distrait évite, par le moyen de l'imagination, les raisons et
les besoins fondamentaux de son existence. Là encore, l'imagination est
néfaste et vaine ; et n'apporte rien à celui qui se laisse gagner
par elle.
En plus de ces visions négatives de l'imagination, on peut certainement
regretter et constater les conséquences de cette imagination au niveau
individuel. En effet, très présente dans les esprits, l'imagination
peut isoler les individus de la réalité. Cette " coupure
d'avec le monde " est alors un moyen de se cacher une réalité
parfois brutale et difficile à accepter. Ainsi, la pratique des religions
semble être un exemple fondamental puisque, l'existence d'un Dieu n'étant
pas prouvée rationnellement, il serait possible de considérer
les religions comme le fruit d'une imagination collective, moyen de se résoudre
à sa propre condition et d'assumer les difficultés de la vie.
Certains symptômes qui relèvent de la psychanalyse, comme l'autisme
ou la mythomanie, semblent également montrer qu'une imagination parfois
trop importante s'impose face à la raison, et, en enfermant les individus
dans un monde illusoire, rend la vie en société d'autant plus
difficile. L'imagination, poussée à son paroxysme, a donc de véritables
méfaits sur l'esprit humain.
L'imagination peut donc être considérée
comme la " folle du logis " dans la mesure où elle nuit à
la domination de la rationalité dans toute réflexion humaine,
tant au niveau des sciences, de la morale, qu'à un niveau individuel.
Malgré cela, l'imagination semble également présenter de
nombreux avantages et elle ne peut être intégralement critiquée.
Source du développement personnel et échappatoire
aussi bien inévitable qu'indispensable pour chacun, l'imagination a donc
des effets bénéfiques. De plus, il semblerait absurde de nier
le rôle de l'imagination - et de l'intuition - dans le développement
des sciences et des techniques.
L'expérience individuelle et la psychanalyse semblent s'accorder sur
ce point : l'imagination permet à chacun de s'épanouir, de développer
sa personnalité et ainsi d'affirmer son unicité. Lorsque Freud
écrit L'interprétation des rêves en 1900, il met l'accent
sur ces manifestations inconscientes de l'esprit qui, tout en tirant des faits
du passé, laissent place à l'imagination, symbole de la personnalité
de chacun. Mais on peut remarquer également que, dès l'enfance,
l'individu a besoin de laisser libre cours à son imagination pour s'épanouir
et rendre compte de sa propre interprétation du monde. C'est pourquoi
le dessin, les livres et les jeux sont autant de moyens d'activer l'imagination
d'un enfant, c'est-à-dire de l'éveiller, de l'intéresser
à son environnement. L'imagination est donc bénéfique et
favorise l'unicité des individus.
En outre, cette imagination peut également constituer une échappatoire,
un moyen de quitter la réalité parfois difficile et de s'isoler
dans un monde spécifique, individuel, basé sur les souvenirs du
passé ou sur les rêves de l'avenir. L'imagination est alors un
soulagement, une quiétude psychologique et intellectuelle qui peut parfois
combler les vides de la réalité, et permettre dans une certaine
mesure de mieux l'accepter. Bien entendu, cette imagination peut se présenter
à travers diverses formes comme l'art, la littérature ou bien
une simple construction intellectuelle. Cependant, l'imagination n'est pas uniquement
indispensable : elle est inévitable. En effet, il semble impossible que
l'homme, même par une abnégation totale, réprime son imagination
en intégralité. La nature de l'homme, imparfait, le conduit nécessairement
à rechercher une satisfaction que le réel ou le présent
ne peuvent lui offrir, et l'imagination intervient alors pour répondre
à ses attentes.
Cependant, c'est sans doute dans le développement des sciences et des
techniques que l'importance de l'imagination est la plus nette. En effet, la
plu part des découvertes scientifiques, des théories, sont apparues
grâce à l'intuition des savants, grâce à leur imagination
et à leur capacité de donner une perception abstraite des phénomènes.
Ainsi, comment Einstein aurait-il pu découvrir et systématiser
une théorie de la relativité sans avoir au préalable imaginé
une telle organisation de l'univers, si innovatrice à son époque
? Dans bien des cas, les mathématiques ne sont que des outils à
la formation des théories scientifiques, et c'est avant tout l'imagination
du scientifique qui est à l'origine de la découverte. Ce fut le
cas par exemple de Mendel qui annonça le principe d'hérédité
au 19ème siècle, sans pourtant être reconnu puisque son
imagination lui avait révélé un aspect de la science que
les esprits n'étaient pas conceptuellement prêts à accepter.
L' imagination permet donc, dans bien des cas, de percevoir la réalité
physique. En conséquence, les découvertes techniques sont apparues
elles aussi grâce à l'imagination des constructeurs, que ce soit
pour améliorer les productions industrielles avec de nouvelles machines,
ou pour développer les moyens de communication et d'information avec
les principes de la photographie au 19ème siècle ou l'invention
du téléviseur au 20ème siècle. Toutes ces découvertes
découlent donc de l'imagination des savants qui, à partir de leurs
connaissances, mettent au point de nouvelles théories.
L'imagination joue donc un rôle fondamental et bénéfique
dans la constitution personnelle des individus ainsi que dans la constitution
des fondements de la société que sont par exemple les sciences
et les techniques. Cependant, il semble que l'on peut aller encore plus loin
et qu'il ne serait pas démesuré de considérer que l'imagination
est la source de notre culture, et qu'elle est indispensable à toute
création.
En effet, l'art est une représentation explicite de l'importance
de l'imagination dans l'évolution de la culture, aussi bien à
travers l'art pictural et architectural qu'à travers la littérature,
et notre culture découle donc nécessairement d'une forme d'imagination.
Toute forme d'art est nécessairement le fruit d'une imagination, d'une
perception particulière du monde, et l'artiste s'évade ainsi du
réel en l'interprétant à sa manière, grâce
à son imagination. En effet, l'apparition de mouvements nouveaux dans
la peinture par exemple, avec le cubisme, apparu dans les années 1910
et 1920, ou les mouvements contemporains, est bien entendu la conséquence
d'une imagination nouvelle de quelques artistes. L'architecture est également
un exemple marquant de cette imagination bénéfique. En effet,
des architectes tels que Gaudi en Espagne ou encore LeCorbusier en France sont
des artistes qui associent prouesses techniques et imagination florissante,
voire extravagante. Ces architectes du début du siècle ont donc
utilisé leur imagination pour apporter des éléments nouveaux
à notre culture.
Une autre forme d'art semble également bien représenter l'importance
de l'imagination dans le développement de nos cultures : la littérature
présente sans cesse et depuis des siècles des formes différentes
qui cherchent à transcrire plus ou moins fidèlement les phénomènes
de notre monde. Dans la littérature, l'imagination joue son rôle
à la fois sur le fond et sur la forme et la diversité des uvres
littéraires montre bien que l'imagination apporte indéfiniment
des idées, des styles nouveaux, uniques, qui fondent notre culture. Au
niveau du fond, ce sont des genres littéraires comme la fiction - notamment
le fantastique - qui attestent de la place de l'imagination dans l'écriture.
La diversité des styles littéraires montre bien quant à
elle le rôle de l'imagination sur la forme. Par exemple, le contraste
entre le style épique de certains textes de Voltaire ou d'Hugo et la
poésie surréaliste de Paul Eluard présente des inspirations
- et donc une imagination - totalement différentes, ce qui fait la richesse
de la littérature. Dans ce sens, l'imagination est donc à l'origine
de toute création artistique et par conséquent de toute culture.
Il est alors indéniable de reconnaître l'importance de cette imagination
dans la vie de l'homme. Cette capacité d'imaginer est d'ailleurs une
des principales distinctions qui se révèle entre l'homme et les
autres espèces, mais ce qui importe est de la considérer à
plusieurs niveaux. Tout d'abord, l'imagination est représentation, c'est-à-dire
qu'elle permet à l'homme par exemple de se représenter des faits
historiques à partir d'une base de connaissances. Ensuite, l'imagination
est la capacité de figuration, l'aptitude de l'homme à concevoir
des phénomènes comme les phénomènes scientifiques.
Enfin, l'imagination est inspiration, elle apporte à l'homme une vision
nouvelle, différente du quotidien, qui transcrit alors ses pensées
à travers l'art.
On peut donc justifier l'expression de Pascal par les effets
néfastes de l'imagination - lorsqu'elle domine - sur la raison, sur la
conception d'illusions ramenant l'individu à un être seul, isolé
et en dehors de la société. Cependant, il semble évident
que l'imagination a de nombreux avantages, tant au niveau du développement
personnel que pour la constitution des sciences et des mouvements artistiques.
L' imagination n'est donc pas véritablement la " folle du logis
", mais plutôt " l'épice de l'esprit ", dans la
mesure où, modérée, elle renforce l'unicité de chacun
et permet la diversité des créations humaines.