L'histoire peut admettre deux définitions : tout d'abord,
c'est l'ensemble des faits historiques, chronologiquement ordonnés ; on
parle alors de " cours " de l'histoire. Puis, l'histoire est aussi la
connaissance des faits passés. Un minimum de connaissance historique pousse
à se demander : l'histoire est-elle interprétable comme étant
la marche de la raison ? Car si par raison on entend la faculté de la conscience
humaine de penser, d'analyser, de réfléchir, d'examiner et de juger,
de façon logique et rigoureuse, afin de s'approcher de la vérité,
et donc du bien, alors n'est-il pas illégitime de la voir à l'uvre
dans l'histoire, à en juger par les tragédies désordonnées
qui composent cette dernière ? Cependant, si par interpréter on
entend : donner une signification, un sens à des signes, des aspects, des
caractéristiques d'un objet ou concept donné, (en l'occurrence l'histoire),
alors on peut admettre que l'histoire est interprétable comme étant
la marche de la raison, car tout fait historique peut s'expliquer rationnellement,
et de plus, C'est la raison des hommes et leur mémoire qui décide
à posteriori si tel ou tel événement fait ou non partie de
l'histoire. Reste à se demander ce que sera alors le devenir de l'humanité,
et si l'on peut, ou doit y faire quelque chose, pour approcher le plus possible
la vie bonne, et surtout le bien vivre ensemble.
L'histoire ne saurait être interprétée comme étant
la marche de la raison, car le passé est bien trop absurde, déraisonnable
et chaotique, c'est-à-dire le contraire même de la définition
de la raison. Nombre de guerres, pour ne pas dire toutes, sont considérées
comme des folies humaines tragiques, et suscitent des pourquoi que la raison
ne peut expliquer. Notamment les guerres de religions, perçues comme
des débordements fanatiques dénués, semble-t-il aujourd'hui,
de toute raison, ainsi que les Croisades, les campagnes napoléoniennes,
qui firent tant de morts pour une simple vanité. On pourrait presque
se désespérer de l'humanité, ou au moins se dire qu'un
exercice plus rigoureux de la raison aurait pu éviter cela, et changer
l'histoire. Car la raison des hommes, par sa définition même, est
contraire au déroulement de l'histoire. Elle est au service de la recherche
du bien vivre ensemble, son échec l'exclut comme interprétation
du déroulement de l'histoire.
Est-ce pour cette raison que certains préfèrent
voir la volonté des divinités à l'uvre dans l'histoire,
pour se rassurer, pour justifier, pour apporter une explication au réel
par l'irrationnel ? Il est certes bien plus facile de se dire que c'est Dieu
qui l'a voulu ainsi, que " tout est écrit ", et bien sûr,
que l'on ne peut rien y faire ni rien y changer : cela dépasse notre
entendement, car c'est divin. Cale peut apparaître comme une lâcheté,
mais c'est cependant le choix de nombreux croyants, et l'explication de nombreuses
religions : à l'origine, le néant, puis la création, puis
le déroulement de l'histoire où tout est prévu, ou chaque
désastre a un sens, est voulu, puis la " fin du monde ". Ces
croyances sont là comme en réaction devant les faiblesses de la
raison pour interpréter l'histoire.
En outre, si l'on admettait que la marche
de la raison est l'interprétation de l'histoire, cela exclurait une grande
partie des libertés humaines, entre autres celle de pouvoir choisir,
décider quel sera notre présent et notre avenir, écrire
nous même au fur et à mesure ce qui sera notre histoire. Il est
vrai que nous pouvons faire notre histoire tout en restant raisonnable, mais
pas seulement, car comme disait Hegel : " Rien de grand ne s'est accompli
sans passion. ", or les passions sont pour le moins opposées à
la raison. Ce n'est donc pas toujours la raison qui se trouve à l'origine
des événements historiques, mais parfois les passions : la folie
des grandeurs de Napoléon, ou même le hasard : Newton s'était
assis par hasard sous un pommier. La raison a donc ses limites quant à
son interprétation de l'histoire .
Cependant, l'histoire peut quand même être considérée
interprétable comme étant la marche de la raison, car nous savons
qu'il est normal que nous rencontrions des difficultés à expliquer
le passé, l'objet d'étude ayant disparu. Les historiens tentent
de reconstituer le passé comme des scientifiques, avec le plus grand
souci d'objectivité, d'exactitude, et de véridicité possible.
D'ailleurs, Marx aurait voulu constituer une " science de l'histoire ".
Mais ces trois conditions ne peuvent jamais être totalement réalisées.
On sait pourtant que plus on a de renseignements, même des détails,
et mieux on explique un fait historique, et lorsque l'on en sait suffisamment,
tout devient logique et on comprend. Si l'on exposait les faits bruts de la
guerre de 39-45 à quelqu'un qui n'en aurait jamais entendu parlé,
il penserait : " Ce n'est pas possible, ce ne peut pas être la marche
de la raison ". Or, Hannah Arendt, après de minutieuses recherches
et analyses, nous montre que pourtant si. Si l'on se dit que la raison ne peut
être à l'uvre dans l'histoire, c'est probablement que l'on
ne dispose pas de suffisamment de renseignements, car elle l'est en réalité.
Le fait de juger du présent nous prive
d'un grand ombre d'informations, et donc nous empêche de porter des explications
définitives. Des événements qui aujourd'hui nous paraissent
absurdes furent tout à fait compréhensibles en leur temps. Mais
les déterminismes qui aboutirent à telle ou telle situation sont
non seulement disparus, mais trop compliqués pour la raison humaine.
Ainsi, la raison pourrait tout expliquer si elle pouvait voyager dans le temps,
elle aurait alors connaissance des déterminismes qui lui manque. Laplace
disait qu'absolument tous les faits étaient le fruit d'une combinaison
de déterminismes évidents ou subtils. Cependant, même sans
aller jusque-là, on doit reconnaître que tous les faits et événements
qui s'enchaînent depuis le commencement de l'histoire sont logiques, et
que si l'on avait connaissance de tous les faits , même des moindres,
alors les déterminismes seraient éclairés, la raison et
l'explication logique suivraient le cours de l'histoire, et on pourrait même
prédire l'avenir.
Savoir que l'histoire pourrait être
interprétable comme étant la marche de la raison procure à
l'homme un soulagement :Tous ces désastres et ces tragédies ne
sont pas le fruit d'un hasard malveillant, ou l'uvre d'une divinité
sans pitié, mais un résultat logique et rationnel. Hegel va même
jusqu'à dire que rien n'est vain, la Raison est à l'uvre
dans l'histoire. Et il élabore une dialectique qui selon lui suit l '
histoire de tout peuple : un royaume, renversé par une république,
à son tour renversée par un empire, qui redeviendra un royaume
le
tout s'améliorant de plus en plus à chaque fois. Pour Marx, l'histoire
est aussi interprétable rationnellement, mais selon lui, il s'agit de
la lutte des classes. Les rapports économiques et sociaux agissent sur
les superstructures idéologiques et réciproquement, jusqu'à
la fin de l'histoire. Ainsi, ces théories montrent que la raison peut
expliquer l'histoire.
Mais alors, comment interpréter au mieux l'histoire ? La raison peut
en effet expliquer le déroulement de l'histoire, mais nous avons vu qu'elle
avait tout de même des limites. L'histoire aurait donc un sens, si l'on
entend par là signification, et contrairement aux Grecs qui croyaient
n'être que des marionnettes impuissantes dans un théâtre,
le hasard n'aurait que peu de place dans le déroulement de l'histoire,
laquelle suivrait un fil directeur, : la raison. Mais seulement si l'on entend
pensée logique et rationnelle, raisonnable, c'est une autre affaire.
C'est pourquoi la raison dans son ensemble ne peut être l'interprétation
d l'histoire ; car seule une explication rationnelle mettant de côté
le raisonnable le peut.
Si l'histoire suit la logique rationnelle
comme fil directeur, si elle va dans son sens, on entend par là signification,
alors nous sommes en droit de supposer que l'histoire finira bien par atteindre
un but, une fin, et donc, si tel est le cas, vers quelle " fin de l'histoire
" va-t-on ? Deux fins seules sont possibles : Soit nous ne nous dirigeons
vers aucun but précis, et l'histoire s'arrêtera lorsque le monde
finira, c'est-à-dire lorsque adviendra de nouveau le néant, le
chaos. Soit nous finirons par arriver à un stade précis au-delà
duquel l'histoire ne progressera plus. Pour Hegel, et selon la dialectique précédemment
citée, il s'agirait d'un empire universel, tandis que pour Kant, ce serait
plutôt une république universelle. Dans un cas comme dans l'autre,
l'histoire semble bien avoir un " sens ", être destinée
à finir un jour, même si l'on aurait plutôt tendance aujourd'hui
à penser qu'elle finira avec le monde.
Cependant, il serait bien pessimiste de se
contenter de cela, tout en sachant que c'est en tant que marche de la raison
que peut-être interprétée l'histoire. En effet, sachant
cela, ne devons-nous pas, en tant que consciences humaines douées de
raison, essayer d'influencer le cours de l'histoire, c'est-à-dire faire
marcher la raison afin d'améliorer le présent puis le futur, ce
que nous vivons aujourd'hui, et qui deviendra l'histoire de demain ? La marche
de la raison interpréterait l'histoire dans le sens positif du terme,
c'est-à-dire en l'orientant vers la recherche de la vérité,
du bonheur, du bien vivre ensemble
Dire que l'histoire peut être
interprétable comme étant la marche de la raison, c'est dire qu'une
partie du destin des hommes est entre leurs mains, c'est voir l'histoire comme
une tâche raisonnable.
Ainsi, les destructions et les catastrophes humaines, qui font notre passé,
qui ne sont que le fruit de folies et de passions, cet éloignement du
bonheur pourtant tant recherché, ne sont que des aspects des limites
de la suprématie de la raison à diriger l'histoire. En effet,
le hasard et les passions ont aussi leur place, mais ils ne sont que secondaires.
Notre sombre passé nous pousse parfois à nous tourner vers des
explications irrationnelles, telles que la référence à
Dieu, plutôt que de reconnaître que si la raison disposait d'informations
suffisantes, ce serait elle principalement qui interpréterait passé,
présent et futur, mais d'une manière rationnelle, et non raisonnable.
Nous en sommes arrivés à constater que l'histoire a un sens, et
donc qu'elle va vers un but. Il est donc de notre devoir moral de choisir ce
but dans la mesure du possible, en nous comportant comme les êtres doués
de raison que nous sommes, c'est-à-dire en ajoutant le " raisonnable
" à nos conduites rationnelles