Quelle subjectivité puis-je la mieux connaître, celle d'autrui ou la mienne ?

Bonnes Copies

Bonne copie du lycée : 78 - Versailles - Lycée Hoche

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Commentaire du professeur : Réflexion très pertinente. j'aurais souhaité que votre argumentation soit plus développée et lieux illustrée.


Par subjectivité on entend ce qui se rapporte au sujet en tant qu'individu conscient, ce qui le caractérise dans toute sa personnalité et son identité. Puis-je donc mieux cerner et décrypter mon identité ou celle d'autrui ? La question semble au premier abord infondée : autrui est l'autre, soit par définition celui à qui je n'ai pas accès, par opposition à moi-même qui me connais par introspection; il semble alors évident que je ne puisse pas accéder à la connaissance de mon prochain autrement que par de hasardeuses suppositions, connaissance en somme bien limitée. Pourtant, autrui, s'il est différent de moi, est aussi mon semblable : il est aussi un "autre moi". Comment alors prétendre s'il est construit sur un modèle identique au mien que je ne peux qu'à peine le comprendre ? Ne puis-je pas parvenir à le connaître parfaitement, grâce à sa perpétuelle présence à mes côtés ? Face à ce paradoxe, il faudra repenser la possibilité de la connaissance de soi et le rapport à autrui.


Descartes est le premier à poser le problème d'autrui, par le cogito.

Pour établir un savoir fondé, il utilise en effet le doute méthodique auquel il soumet tout : tout ce qui est susceptible d'être faux l'est, ce qui prévient des mauvaises affirmations qui en découleraient. L'existence du corps est par conséquent mise en doute, car ce sont nos sens qui nous en persuadent. Or, ils sont trompeurs : pour preuve, on peut citer les rêves et les illusions d'optique. Les raisonnements mathématiques sont eux aussi susceptibles d'être faux : comment pouvons-nous en effet affirmer que nous ne sommes pas le jouet de puissances trompeuses qui nous égarent ? Au terme de cet examen subsiste une vérité première et indubitable : le fait que je doute. Et pour douter, il faut que je sois un être capable de penser, donc un être qui existe. "Je pense donc je suis." : l'acte du doute fait de moi une "chose qui pense" et existe, une conscience dissociée du corps. De ce fait, je peux me connaître parfaitement par introspection : pure âme, rien ne vient perturber mes analyses et ma consciences est de ce fait transparente à elle-même. Mais si je suis assuré de son existence, celle du monde extérieur et des autres m'est incertaine. Rien ne me dit qu'ils ne sont pas des erreurs de jugement. Cette pensée conduit-elle au solipsisme, c'est-à-dire à la solitude radicale d'un moi qui constitue toute la réalité ? C'est la certitude de Dieu qui, d'après Descartes et Berkeley, philosophe au radicalisme solipstique de la lignée cartésienne, nous garantit leur existence et nous sauve de la solitude radicale.

Si autrui existe, peut-être y-a-t-il alors une possibilité de le connaître. Mais, d'après le cogito, si l'existence d'autrui est admise, alors on doit le percevoir comme une autre réalité, elle aussi pure intériorité qui n'aborde le monde que de son point de vue propre et n'est certaine que d'elle-même. percevoir chaque conscience comme un monde clos, c'est affirmer qu'elles sont irréductiblement séparées et qu'aucune communication n'est possible entre elles. Autrui existe mais est posé comme problème : sa présence n'est pas immédiate, elle est acceptée après réflexion. Et ceci rend sa connaissance problématique, car est-il possible de connaître cette réalité si différente ? Cela semble en contradiction avec ce qui précède. Pourtant, même Berkeley reconnaît que "La connaissance que j'ai des autres esprits n'est pas immédiate comme la connaissance de mes propriétés", ce qui implique la possibilité d'une connaissance, bien que partielle, d'autrui.

Cette modalité est le raisonnement par analogie. Il repose sur ce que je connais de la relation entre mon corps et ma conscience : je vois une ressemblance entre mon corps et celui d'autrui ; je sais que mon corps abrite ma conscience ; j'en conclus à la présence d'une conscience dans cet autre corps et à une relation identique entre ce corps et cette conscience à celle que je connais moi-même. Mais ce n'est dans ce cadre pas immédiat. Je ne le sais que médiatement, par un raisonnement. Quand je vois quelqu'un qui marche dans la rue, je juge que sous ce vêtement existe une autre conscience, comme la mienne, et non qu'il est un "homme feint qui ne se remue que par des ressorts", comme était d'abord tenté de penser Descartes, mais j'ai pour cela besoin d'argumenter. de ce fait, ce que je vois de lui me permettra d'inférer ce qu'il ressent et pense par analogie avec moi-même. J'en déduis que, comme moi, il a une vie intérieure, et je peux tenter de la comprendre.


Mais cette connaissance en est-elle une ?

Car si autrui est autre que moi, il est aussi mon semblable. Ce qui pose problème dans son altérité est cette liaison fondamentale et indissoluble entre l'identité et la différence. Je ne peux pas, moralement parlant, procéder avec autrui de la même manière qu'avec une chose, c'est-à-dire en remarquant une manifestation, comme les larmes, d'où je déduis une cause, le chagrin. C'est ainsi que le philosophe israélien Martin Buber a établi la distinction entre deux catégories de relations : le "Je-cela", qui caractérise le rapport entre l'homme et les choses, toujours expliquées objectivement par des liens de causalité, et le "Je-tu", relation à autrui qui se réalise par exemple dans le dialogue et nous érige moi et l'autre en sujets. En l'étudiant comme s'il était une machine ou un animal étrange, on ne peut donc pas parvenir à connaître autrui car on se méprend sur sa nature. De ce fait, on est trompé par le peu qu'il laisse transparaître et en le réifiant, on lui ôte toute la complexité de la pensée et des mobiles, propres à l'être humain.

Il semble alors qu'il faille donner à autrui plus d'importance que ce que nous avons fait jusqu'à présent. Autrui est une fin au même titre que moi, il ne compose pas une partie de mon environnement comme la flore ou la faune mais est une réalité de même dimension que moi, qui m'impose de partager avec elle cet environnement. Il ne doit donc pas être perçu comme une présence que nous sommes contraints de reconnaître en second lieu, après la certitude de notre existence propre par le cogito. Ainsi, Sartre écrit : "Par le je pense, contrairement à la philosophie de Descartes, (...) nous nous atteignons nous-mêmes en face de l'autre, et l'autre est aussi certain pour nous que nous-mêmes". On prend donc conscience d'autrui en même temps que de soi-même, sans raisonnement préalable. Cette présence est évidente, immédiate. De même, l'homme est pour Heidegger un "être-avec-autrui" car "le monde auquel je suis est toujours un monde que je partage avec d'autres".

Autrui est donc une réalité indissociable de la mienne, ce qui exclut toute légitimité à une tentative de connaissance de ma part. En effet, son statut n'est d'après ce qui précède pas celui d'un objet de mon étude. Au plus puis-je essayer de le comprendre, mais ce sera alors par sa simple présence à mes côtés, sans avoir besoin de l'intermédiaire d'un raisonnement, que je pourrai parvenir à découvrir son identité. S'il me ressemble, s'il est un autre moi, alors je peux par le simple fait de sa présence et sans y réfléchir apprécier son comportement, de manière intuitive. Ainsi Merleau-Ponty prend-il l'exemple du bébé de quinze mois qui "ouvre la bouche, si je prends par jeu l'un de ses doigts entre mes dents et que je fasse mine de le mordre". C'est-à-dire que le geste de morsure est immédiatement compris par l'enfant, sans raisonnement aucun : il n'a pas comparé sa bouche avec celle de l'adulte pour savoir que les deux bouches se ressemblent et peuvent mordre toutes les deux.. Intuitivement, il comprend l'intention de l'adulte. De même pour les adultes, Merleau-Ponty montre que je comprends immédiatement les sentiments de quelqu'un dans une certaine situation car je les ressens pour l'avoir déjà vécue. Je n'assiste pas au spectacle d'autrui en y restant étranger, jugeant et observant. Au contraire, j'y vois toujours le prolongement d'une activité dont je ressens immédiatement en moi la possibilité, je me projette dans autrui.


Cependant, cette conception ne peut-elle pas entraîner,

plus qu'une recherche de la compréhension d'autrui, une projection de ma conscience dans la sienne, soit une négation de sa spécificité ? En effet, si je comprends autrui en ressentant comme lui, le summum de sa compréhension serait de ressentir et penser exactement à sa manière, ce qui équivaudrait à pouvoir me mettre à sa place pour comprendre tout ce qui se cache derrière ses comportements. En un mot : à être sa conscience elle-même. Et c'est l'excès inverse de la réification : l'assimilation d'autrui à moi-même, en somme la négation de l'altérité. Prétendre connaître autrui, c'est nier qu'il soit différent de moi en se projetant dans sa conscience, ou bien nier qu'il me soit semblable en l'étudiant comme une chose. Toute connaissance étant impossible, le rapport à autrui est de l'ordre de la compréhension, indirecte puisqu'elle ne peut dépasser le stade du partage des émotions. notre séparation à autrui est insurmontable.

Mais la séparation entre moi et moi-même est-elle moins insurmontable ? Suis-je vraiment transparent à moi-même comme l'affirmait Descartes ? La différence fondamentale entre la compréhension d'autrui et la mienne est que j'ai conscience de ma vie psychique et non de celle d'autrui. Ai-je pour autant la capacité de me comprendre entièrement ? Rien n'est moins sûr. Prenons l'exemple du mari jaloux dans L'être et le néant de Sartre. Un homme épie ce qui se passe dans une chambre par le trou de la serrure, par jalousie. Tout d'abord pris par son action, il n'en a pas conscience. Soudain, il entend des pas dans le couloir. Autrui apparaît, le mari jaloux a honte car la vulgarité de son acte lui est révélée et il prend conscience de sa jalousie. Sartre en déduit l'importance d'autrui dans la connaissance de soi. Cependant, on peut également en tirer une autre conséquence : certes, le mari jaloux prend conscience de ce qu'il est, mais seulement de façon partielle. Il trouvera des excuses à ce défaut : il avait d'après lui des circonstances atténuantes, c'est par désespoir qu'il en est rendu là, il souffre mais c'est lui la victime, etc. Autrui n'aura pas cette indulgence : il ne cernera pas l'homme dans toute sa complexité mais lui "mettra une étiquette". Froidement, il jugera cet homme comme jaloux et lâche et le définira par quelques grands axes structurant sa personnalité, alors que le mari jaloux ne parviendra pas à dégager une image claire de lui-même.

L'inconscient est également une cause profonde de la mauvaise connaissance que nous avons de nous-mêmes. La philosophie le considère comme la partie la plus profonde de l'être humain et en fait le moteur d'un certain nombre de comportements et représentations. Freud affirme même que "le Moi n'est plus maître dans sa propre maison", car nous ne pouvons pas nous-mêmes nous expliquer certains de nos comportements. C'est pour lui la troisième grande révolution pour l'homme après les révolutions copernicienne et darwiniste qui ont descendu l'homme de son piédestal. C'est dire à quel point nous ne nous connaissons que partiellement car nous n'avons pas conscience d'une partie des forces qui nous font agir.

Montaigne affirmait bien avant la découverte de l'inconscient : "Plus je me hante et me connais, plus ma difformité m'étonne, moins je m'entends en moi". Alors que la présence d'autrui à mes côtés me permet de le cerner de plus en plus précisément par la découverte de nouveaux axes structurant sa personnalité, mon interrogation sur moi-même me trouble toujours plus. Alors que je connais de moi-même un faisceau d'impressions brouillées, ce que je connais d'autrui est limité, mais précis et cohérent. Il est plus facile de "voir la paille dans l'œil du voisin que la poutre qui est dans le mien", comme dit le proverbe...


Ainsi, la connaissance d'autrui semble impossible.

Tout au plus une compréhension de ce qui l'anime et un partage de ses sentiments sont-ils envisageables. Pourtant, un examen plus attentif nous conduit à penser qu'il en est également ainsi en ce qui me concerne. Qui puis-je alors le mieux comprendre d'autrui ou de moi-même ? En fait, je ne peux comprendre autrui que partiellement pour la même raison que je ne peux me comprendre que partiellement également : l'un et l'autre, nous différons de nous-mêmes, nous sommes imprévisibles car nous ne sommes pas des objets mais des sujets dont l'identité est en perpétuelle construction, et donc en décalage avec ce que l'un et l'autre percevons par conscience. Cela nous amène à la conclusion que je comprends autrui mieux que moi-même, puisque je ne l'excuse pas, je mets à nu ses défauts et ses comportements inconscients.