Peut-on réduire la démocratie à la désignation de représentants ?

Bonnes Copies

Bonne copie du lycée : 06 - Cannes - Institut Stanislas

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Commentaire du professeur : Un très bon travail - très documenté, lucide et enchaînant les idées et références avec rigueur. Les alternatives pour comprendre la place de la représentation sont bien présentées, même si la troisième (Habermas), la plus complexe et intéressante l'est un peu rapidement. En conséquence, on ne cerne pas toujours la richesse des alternatives à la représentation. D'avantage d'exemples contemporains auraient appuyé et concrétisé votre position finale, trop allusive.


" Le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple. ". Cette définition concise et claire, chère à Abraham Lincoln a, aussi imprécise et imparfaite soit-elle, au moins le mérite de présenter les idéaux auxquels chacun aspire instinctivement lorsqu'on parle de démocratie. Aussi souligne t-on le rôle triple du peuple : il est d'abord sujet du gouvernement. Le pouvoir exercé ne peut l'être que dans son intérêt. Enfin, et c'est là l'originalité de la démocratie, il se charge personnellement de se gouverner : il est souverain.
Malheureusement, si cette organisation peut être à la rigueur réalisée dans une communauté de petite taille, il n'en va pas de même pour la direction d'un grand Etat. Un pays a en effet besoin d'une direction réactive capable de prendre vite et bien des décisions nombreuses et variées. C'est pourquoi les grands Etats ont instauré le principe de représentation : une partie des citoyens va gouverner les autres.
L'idéal démocratique n'en ressort pas indemne. Alors qu'il appelle au gouvernement de tous, il apparaît de fait que le pouvoir des citoyens se réduit au droit de choisir ceux qui les gouverneront.
Ainsi, les contraintes techniques effectives ne relèguent-elles pas la démocratie au rang d'une utopie, irréalisable dans un grand Etat ?
Nous nous demanderons donc si la stricte désignation de représentant peut se révéler compatible avec l'idéal démocratique. A quelles conditions ? Peut-être est-il possible de mettre en oeuvre des mesures permettant de l'édulcorer pour la rendre plus proche de l'aspiration originelle du gouvernement par le peuple ?


Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau constitue à n'en pas douter un ouvrage fondamental quant à l'instauration d'un Etat de droit et d'une institution politique gouvernante. Pour Rousseau, la démocratie sera directe ou ne sera pas. Avant de développer plus précisément ce point, il convient de rappeler les principes de base qui fondent le contrat social.
Pour ce philosophe, le peuple est le corps politique à qui revient la souveraineté et qui fonde le régime démocratique. En effet, remarquons tout d'abord que le peuple naît d'un contrat social par lequel chaque homme met en commun sa personne et toute sa puissance au profit de l'ensemble des associés. Cet acte d'aliénation de chacun à tous permet aux hommes de garantir la liberté de tous. Cette sortie de l'état de nature n'est toutefois pas suffisante. Pour rester libre, l'ensemble des hommes doit être souverain, e ne pas céder cette souveraineté à un tiers : elle est inaliénable. Ainsi, seule la volonté du peuple en tant qu'ensemble et unité morale, la fameuse volonté générale, peut diriger l'administration de l'Etat. S'il abandonne le pouvoir, le peuple se met à la merci d'un tiers et n'est donc plus un corps politique qui dirige.
D'autre part, la souveraineté est indivisible. Cela tient aux concepts de volonté générale et volonté de tous. Cette dernière consiste en la somme des volontés individuelles. Et puisque ces volontés peuvent être motivées par des intérêts privés et donc divergents, la volonté de tous revêt le caractère d'un mélange de volontés divergentes et parfois contradictoires. A l'inverse, la volonté générale n'a pas pour fin l'intérêt privé des citoyens mais l'intérêt commun du peuple. Dès lors, comme toute loi civile est l'expression de la volonté générale, les individus obéissent à la loi qu'il se sont eux-mêmes donnée.

Après avoir défini à la lumière du contrat social les principes qui régissent l'Etat idéal, il nous faut désormais répondre à la question de savoir si un système représentatif permet ou non la concrétisation de ces éléments.

Le modèle administratif nécessaire à l'accomplissement des principes précédemment énoncés rappelle celui de la cité antique, où le peuple faisait tout par lui-même. L'unité dans sa structure politique permet l'expression de la volonté générale et la transparence. A l'inverse, le système représentatif laisse proliférer les associations partielles, comme les partis ou les groupes de pressions, et rendent possible la corruption et toutes sortes d'abus des représentants, qui sont autant d'obstacles à l'expression de la volonté générale.
Rousseau met en lumière cette critique de la représentation politique par l'analyse du processus électoral. A première vue, le suffrage universel rend le mandat représentatif légitime, et apparaît même comme une condition sine qua non de cette légitimité : les citoyens sont égaux car ils votent tous, et l'élection constitue la première étape de l'expression de la volonté générale puisque le peuple désigne des représentants qui véhiculent les même idées que lui (aux mandatés, il est vrai, de respecter ces idées une fois élus). Cependant, l'élection est la source de très nombreux inconvénients, d'effets pervers, qui rendent la représentation politique inacceptable.
Premièrement, la logique électorale voudrait que le peuple choisisse, pour le représenter, les citoyens qui sont jugés les meilleurs. Toutefois, ce choix subit fortement l'influence du pouvoir économique ou symbolique que possèdent socialement certains citoyens avant même une élection. La volonté du peuple n'est donc pas tout à fait libre.
En second lieu, loin de favoriser une redistribution du pouvoir, l'élection des représentants provoque sa concentration. Les inégalités socioéconomiques déjà présentes dans une société s'en trouvent amplifiées parce que les représentants dans un gouvernement tendent à favoriser leurs intérêts personnels au détriment du bien public. Aujourd'hui même, en France, nombreux sont ceux qui critiquent l'absence de renouvellement de la classe politique et sa composition, forte en énarques et citoyens issus des classes économiquement favorisées. De plus, même si la tendance politique est plutôt au centrisme et au compromis, nombreux sont les partis d'extrême gauche ou droite qui défendent plus ou moins ouvertement les intérêts de classes minoritaires (très pauvres ou, à l'inverse, haute bourgeoisie et patronat).
Enfin, les représentants dans un gouvernement sont libres de leurs actes pendant une période déterminée et les citoyens n'ont aucun pouvoir législatif pour s'assurer que la volonté générale est respectée. Ils ne peuvent sanctionner les décisions des gouvernant qu'au moment d'une élection.
Toutes ces raisons amènent Rousseau à dire : " A l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre, il n'est plus. ". En effet, comme nous l'avons vu, la représentation ne permet pas l'épanouissement de la volonté générale. Or, seule la conformité de la loi à cette dernière garantie au peuple la liberté car c'est la condition sine qua non à ce que le peuple obéisse à des lois qu'il s'est lui-même prescrites. Ainsi, pour Rousseau, non seulement la démocratie ne se limite pas à la désignation de représentants, mais celle-ci va même à l'encontre de la démocratie !


Nous venons d'étudier les conditions rousseauistes de la liberté du peuple et de son autocratie. Il apparaît très clairement que le stricte désignation de représentants est incompatible avec la démocratie. Ceci étant dit, le système de démocratie directe paraît bien utopique, et en tout cas irréalisable dans un grand Etat. Ne sommes-nous pas dans ce sens "condamnés à la représentation" ? Il nous faut donc élaborer un système représentatif autre, qui dépasse peut-être la simple désignation de mandatés, et qui permette une meilleure expression de la volonté générale.


Rappelons-nous la première critique de Rousseau à l'encontre de la représentation : le choix des citoyens qui votent subit fortement l'influence du pouvoir économique ou symbolique que possèdent socialement certains citoyens avant même l'élection. La désignation traditionnelle par le vote revêt donc des effets pervers. Comment les dépasser ? Les Grecs, dans l'antiquité, adoptaient comme technique de désignation le tirage au sort. Comme nul n'a encore trouvé le moyen d'influencer le hasard, ce procédé paraît garantir l'égalité des citoyens. En effet, rien ne peut interférer dans le processus de désignation comme c'est le cas lorsque les citoyens votent : par le jeu d'alliances, de dissimulation d'idées à la faveur d'arguments fallacieux, certains hommes peuvent faciliter leur accession au pouvoir sans pour autant favoriser l'intérêt du peuple ou refléter particulièrement sa volonté. Ceci étant dit, est-ce vraiment une solution viable ? en premier lieu, on remarquera que tout un chacun n'est évidemment pas à même de gouverner. Qu'à cela ne tienne, imaginons alors un système de "présélection" d'individus à l'intérieur duquel s'opérerait alors le tirage au sort. Mais là encore, on peut s'interroger sur le la pertinence d'une telle entreprise. Cela prive le peuple de l'expression de sa volonté à travers le choix de représentants. Et si, comme dit Rousseau, ce choix n'est pas vraiment libre, alors travaillons à le rendre plus indépendant plutôt que de se résigner à l'abandonner. voici quelques principes qui peuvent y aider. Tout d'abord, il convient bien évidemment que les élections soient libres : cela consiste à respecter le choix de l'électeur, par exemple par le vote à bulletin secret, qui protège l'individu de pressions éventuelles. Ensuite, il faut favoriser un accès large à la candidature : rien ne sert que les citoyens choisissent si la restriction des possibles de choix constitue en soi une limite à l'expression de sa volonté. Le multipartisme est d'ailleurs une valeur fondamentale des démocraties occidentales. Enfin, il faut, pour que le citoyen ne se décide qu'à l'aide de sa raison, donner à cette dernière la "matière première" de toute réflexion : un débat contradictoire et surtout équitable. Par exemple, les temps de parole des candidats lors d'un débat présidentiel sont rigoureusement contrôlés. De fait, les citoyens les plus favorisés économiquement sont souvent les plus éduqués, et donc les plus à même de gouverner. Doit-on s'en formaliser ? Je pense que non dans une certaine mesure. Car quand on élit un homme, il ne doit plus être que les idées pour lesquelles il a été choisi, et s'employer à les mettre en oeuvre. C'est pourquoi son origine sociale importe peu au fond.

Nous venons de définir quelques éléments permettant un choix plus libre du peuple. c'est un progrès. Ceci étant dit, ce n'est peut-être pas suffisant. En effet, si le pouvoir du citoyen se limite au choix du représentant, alors il ne peut décider que des plus grandes orientations politiques d'un pays. La volonté générale dont parle Rousseau ne s'y limite toutefois pas. C'est pourquoi nous allons, maintenant que le peuple est libre dans son choix, de mettre en place les conditions d'une plus grande expression de ce choix. Il s'agit d'éléments de démocratie semi-directe, pour façonner une conception de démocratie participative.

Brissot introduit, dans le Discours sur les conventions, le concept de dualité de la démocratie. Il s'agit de mettre en place deux souverainetés : l'une permanente et déléguée, qui s'occupe des affaires courantes, et une autre en parallèle ponctuelle qui exprime plus directement la volonté générale. Nous faisons référence aux pratiques référendaires, qui sot destinées à corriger les abus de la démocratie représentative et à combler la distance qui s'est creusée entre gouvernants et gouvernés. Le référendum a l'avantage de permettre au peuple d'exprimer, sur des questions précises, clairement sa volonté.
Une autre mesure permet au peuple de gouverner plus directement : il s'agit de la décentralisation administrative. En effet, pourquoi utiliser la représentation quand celui-ci n'est pas nécessaire, quand les "contraintes techniques", pour reprendre les termes de l'introduction, sont inexistantes ? Le principe politique, que Benjamin Constant met en lumière, est clairement posé : " Ce qui n'intéresse qu'une fraction doit être décidé par cette fraction. ". De plus, cette fraction - et les libéraux concéderont l'argument - est plus capable de décider puisque les termes des problèmes à résoudre concernent un environnement qu'ils connaissent.

Les principes d'une démocratie dans laquelle on choisit librement et où l'on a une emprise assez directe sur la politique sont établis. Il reste toutefois deux problèmes majeures : premièrement, nous présupposons que l'institution que nous avons mise en place fonctionne parfaitement, que les mandatés servent le peuple et respectent ses décisions. Notre théorisation est donc de ce point de vue sans doute abusive et idéaliste. Deuxièmement, si la démocratie est bien le gouvernement du peuple, c'est celui de tout le peuple. Or notre système n'empêche pas qu'une majorité oppresse une minorité. Ainsi, nous allons voir comment la mise en place de contre-pouvoirs peut aider à pallier ces insuffisances.

Hérault de Séchelle propose la création d'un jury national pour " garantir les citoyens de l'oppression du corps législatif et du conseil ". Il s'agit de l'institutionnalisation d'un contre-pouvoir qui vérifie que le pouvoir législatif n'outrepasse pas ses droits. Tout citoyen peut recourir à ce jury. Composé d'une personne élue dans chaque département, sa fonction est de renvoyer éventuellement les coupable devant les tribunaux. Il y a donc deux pouvoirs parallèles : d'un côté la représentation, et de l'autre le contrôle de cette même représentation.
Une telle institution fonctionne normalement très bien. Toutefois, il se pourrait que l'institution démocratique toute entière défaille ou encore que la volonté générale conduise à prendre des décisions inconsidérées et mènent le peuple à sa perte. C'est dans ce contexte qu'intervient la notion de désobéissance civile ou citoyenne. Elle a été popularisée par de nombreuses Organisations Non Gouvernementales, en particulier par José Bové qui aime à démonter des Mac Donalds. La notion de désobéissance est très singulière en cela qu'elle sort complètement du cadre institutionnel démocratique, et par là dépasse bien entendu le principe de représentation. Elle suppose une grande vigilance du peuple et donc un lien fort à l'Etat, une grande conscience politique. Le philosophe allemand Jürgen Habermas théorise ce concept à la lumière de la course à l'armement et des réactions qu'elle suscite en 1983. Dans le contexte de la guerre froide, les Etats-Unis et l'O.T.A.N. implantent des missiles en R.F.A.. Si Mitterrand et Kohl approuvent, il n'en va pas de même pour une grande partie de la population de l'Allemagne de l'Ouest qui fait savoir son mécontentement pas d'impressionnantes manifestations. Pour les juristes conservateurs, il 'agit de " violence pure et simple qui n'a pas sa place dans une société démocratique mûre ". Pour Habermas, c'est au contraire une illustration rassurante de la capacité des populations à refuser la logique de l'armement à outrance. Il s'oppose de la sorte à ce qu'il qualifie de légalisme autoritaire, et s'appuie sur l'exemple du nazisme pour démontrer l'importance d'une vigilance critique qui contrebalance le produit du processus démocratique. Stéphane Haber précise : " Les principes républicains [...] appellent d'eux-mêmes cette dialectique entre un système juridique en bon état de marche et une société civile [...] capable de mobilisations lorsque ce système [...] se grippe [...], ou encore produit des décisions manifestement irrationnelles eu égard à ses propres valeurs. " Autrement dit, le système institutionnel classique doit fonctionner normalement. Mais lorsque ce n'est pas le cas, il est impliqué par la démocratie (c'est donc un devoir) que les citoyens réagissent, même si leur démarche ne peut être conforme à la "légalité" : " L'antinomie du respect du droit et du retour à la violence n'est pas tenable. ". Habermas limite ce pouvoir en ne lui accordant une légitimité qu'à la condition que les moyens employés ne soient pas disproportionnés à la cause : " Nous ne sommes pas dans une configuration qui appellerait la réactivation du droit de résistance et justifierait le renversement du pouvoir existant. "


Nous avons désormais défini des conditions à peu près acceptables et fidèles au modèle rousseauiste avec lequel elles concilient plutôt bien les contraintes techniques. Nos concepts relèvent de trois ordres : il peut s'agit en premier lieu de "conditions" relatives à la désignation de représentants (élections libres par exemple), ou bien d'"ajouts" à cette désignation (pratiques référendaires), ou encore de pouvoirs"extérieurs et parallèles" à la représentation (désobéissance civile). L'ensemble de ces méthodes permet une expression correcte de la volonté générale.
Ceci étant dit, cette conception de la liberté du peuple que nous avons mis en oeuvre ne va pas de soi. La liberté, ce n'est pas "faire ce qui nous plaît". Or il apparaît que la volonté générale de Rousseau relève à certains égards d'une "profession de foi post-monarchique" qui voudrait dogmatiquement que la volonté du peuple soit forcément son bien, comme si le par et le pour de la définition de Lincoln étaient inévitablement liés. Il est pertinent de s'interroger sur le bien-fondé d'une telle conception. C'est ce que proposent les libéraux. Et s'il s'avérait que la volonté du peuple n'était pas forcément son intérêt, il nous faudrait alors concilier sa liberté avec une nouvelle conception de la démocratie.


Nous pouvons trouver la conception libérale de la démocratie dans le livre Capitalisme, socialisme et démocratie de l'économiste Joseph Schumpeter. La conception rousseauiste de la démocratie présuppose un bien commun, toujours facile à distinguer. Cette vision quelque peu manichéenne implique que tout un chacun soit capable de discerner le vrai du faux, le ben du mal, et il n'y aurait aucune excuse pour quiconque n'y arriverait pas. Ceci est bien entendu plus que discutable : combien de philosophes, d'intellectuels se disputent sur des thèses très argumentées sans jamais pouvoir se mettre d'accord. Et, quand bien même on tomberait d'accord sur un bien commun, il resterait toujours la question : Comment y parvenir ? " Même si la santé était souhaitée par tous, les citoyens continueraient à différer d'avis sur les mérites de la vaccination et de la vasectomie ".
Pour expliquer ce fait et juger le bien-fondé des volontés individuelles, Schumpeter se livre à une analyse de la nature humaine en politique, de la volition. Il se réfère tout d'abord aux travaux de Gustave Le Bon, théoricien de la Psychologie des foules. Il en ressort que l'individu, dans un groupe subit des influences extra-rationnelles qui pervertissent le processus de détermination de la volonté. Notons, car ceci st important, que le mot "groupe" ne se limite pas à une agglomération physique de personnes, mais peut tout à fait s'appliquer à une foule psychologique (lecteurs de journaux, auditeurs d'une radio, etc...). Schumpeter compare ensuite la volonté politique à la détermination d'achat dans le processus économique : les consommateurs se laissent dicter leurs volontés par les producteurs au moyen de la publicité, qui, i elle comporte presque toujours quelqu'appel à la raison, rencontre plus de succès par des procédés extra-rationnels comme une affirmation répétée ou un appel au subconscient.
Il existe toutefois un domaine de volition authentique, c'est à dire où chacun forme plutôt rationnellement sa volonté. Il est de taille variable selon les individus et on le quitte de façon progressive. Ce domaine se caractérise par une proximité par rapport aux objets de décisions et un sentiment de responsabilité accru de ce fait. Ceci ne garantit pas une décision rationnelle, mas, de fait, les volontés obéissent tout de même à des processus plus logiques. Plus on s'éloigne de ce domaine, plus on perd le sens des réalités, celui des responsabilités, et donc notre volition est pour bonne part illogique. L'éducation ne rentre pas en ligne de compte car la personne éduquée, qui se sent peu de conscience politique, ne mettra pas son intelligence au service de sa volition (on ne peut pas faire boire un public qui n'a pas soif.). Pour couronner le tout, en politique, les illusions extra-rationelles prennent presque toujours une forme rationnelle.

Ainsi, la volonté générale de Rousseau vole en éclats. La vraie volonté n'est ni logique, ni rationnelle. Il faut donc établir une autre forme de démocratie qui ne considère pas invariablement que "volonté générale" rime avec "intérêt général", tout en conservant les principes fondateurs de la démocratie classique.

Dans la conception classique de la démocratie, les représentants ne sont que les moyens d'exécution plus ou moins satisfaisant de la volonté générale. C'est un pis-aller. Pour les libéraux, la représentation prend une nouvelle dimension : c'est un dépassement de la démocratie. En effet, si le peuple ne sait pas vouloir, alors des représentants plus capables que lui vont le faire à sa place : sa liberté se limite réellement à la désignation de représentants. Cette conception , qui s'accorde avec celle libérale de la volonté, présente de nombreux avantages. Voici les principaux : cette conception constitue un critérium solide et clair pour définir un régime démocratique. Le leadership, l'état-major politique, peut jouer pleinement et ouvertement son rôle, alors qu'en démocratie classique, il doit masquer importance par hypocrisie et à la faveur de la volonté de peuple. Si le peuple venait à exprimer des volitions authentiques, elles ne sont pas négligées mais intégrées de façon claire à la situation politique. Enfin, on peut révoquer un gouvernement tout comme on l'a accepté : il existe donc un droit de contrôle.

Cette théorie alternative de la démocratie présente une solution cohérente et viable au problème de la volonté soulevé par les libéraux. ici, la démocratie se limite très clairement à la désignation de représentants. Ceci étant dit, ce système n'est pas totalement satisfaisant : si l'on considère des valeurs plus humanistes, l'homme ne peut réduire sa liberté au choix de mandatés. On ne laisse pas le chien choisir ce qui est bon pour lui, car il ne le sait. Mais pour ce qui est de l'homme, il a une dignité qui lui confère le droit de choisir, et même de se tromper ! Comment sortir de ce dilemme ? Alors que la doctrine libérale procède d'une résignation à la volonté irrationnelle de l'homme, nous proposons de la combattre : l'homme ne sait pas vouloir ? " Qu'à cela ne tienne ", répondrait Jürgen Habermas, " il faut lui apprendre ! ". Tel est l'ambitieux programme de la théorie de l'espace public.

Pour Habermas, l'espace public qu'il présente dans le livre éponyme est un lieu ou les interprétations et les aspirations s'expriment et prennent la forme de courants d'idées. Elles se précisent et se rectifient d'elles-mêmes grâce au jeu de la discussion. C'est donc un lieu de formation de "l'opinion publique", où la pensée se forme grâce à la confrontations d'idées contradictoires, un lieu de "formation collective de la volonté".


Nous avons vu qu'il était possible de dépasser les contraintes techniques pour arriver à une application relativement satisfaisant de la démocratie. Cela suppose de dépasser, d'améliorer, et de compléter la simple désignation de représentants sur laquelle on se fonde toutefois.
Ceci étant dit, n'a-t-on pas, pour reprendre la définition de départ de Lincoln, oublié de s'interroger sur la pertinence de cohabitation du par et pour le peuple, aveuglés par une profession de foi démocratique conséquente aux abus de la monarchie ?
Aujourd'hui, la représentation politique prend un sens nouveau avec la doctrine libérale, il ne s'agit plus d'un pis-aller mais d'une "représentation qui s'assume pleinement". On ne saurait pour autant se contenter de ce système où, pour reprendre les termes habermassiens, " la désignation de représentants constitue la limite supérieure d'intégration politique des masses. ".
Les libéraux disent que le peuple ne sait pas vouloir, et le danger est grand que dans les partis politiques, le conseiller en communication prenne la place de l'idéologue. C'est pourquoi il est impératif que la représentation améliorée que nous proposions se double d'un apprentissage de la volonté.
Maintenant que la lutte contre le despote est finie, les conditions d'une nouvelle émancipation du peuple ne sont-elles pas l'éducation du citoyen et l'éveil d'une conscience politique ?