" Le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le
peuple. ". Cette définition concise et claire, chère à
Abraham Lincoln a, aussi imprécise et imparfaite soit-elle, au moins le
mérite de présenter les idéaux auxquels chacun aspire instinctivement
lorsqu'on parle de démocratie. Aussi souligne t-on le rôle triple
du peuple : il est d'abord sujet du gouvernement. Le pouvoir exercé ne
peut l'être que dans son intérêt. Enfin, et c'est là
l'originalité de la démocratie, il se charge personnellement de
se gouverner : il est souverain.
Malheureusement, si cette organisation peut être à la rigueur réalisée
dans une communauté de petite taille, il n'en va pas de même pour
la direction d'un grand Etat. Un pays a en effet besoin d'une direction réactive
capable de prendre vite et bien des décisions nombreuses et variées.
C'est pourquoi les grands Etats ont instauré le principe de représentation
: une partie des citoyens va gouverner les autres.
L'idéal démocratique n'en ressort pas indemne. Alors qu'il appelle
au gouvernement de tous, il apparaît de fait que le pouvoir des citoyens
se réduit au droit de choisir ceux qui les gouverneront.
Ainsi, les contraintes techniques effectives ne relèguent-elles pas la
démocratie au rang d'une utopie, irréalisable dans un grand Etat
?
Nous nous demanderons donc si la stricte désignation de représentant
peut se révéler compatible avec l'idéal démocratique.
A quelles conditions ? Peut-être est-il possible de mettre en oeuvre des
mesures permettant de l'édulcorer pour la rendre plus proche de l'aspiration
originelle du gouvernement par le peuple ?
Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau constitue à n'en pas douter
un ouvrage fondamental quant à l'instauration d'un Etat de droit et d'une
institution politique gouvernante. Pour Rousseau, la démocratie sera
directe ou ne sera pas. Avant de développer plus précisément
ce point, il convient de rappeler les principes de base qui fondent le contrat
social.
Pour ce philosophe, le peuple est le corps politique à qui revient la
souveraineté et qui fonde le régime démocratique. En effet,
remarquons tout d'abord que le peuple naît d'un contrat social par lequel
chaque homme met en commun sa personne et toute sa puissance au profit de l'ensemble
des associés. Cet acte d'aliénation de chacun à tous permet
aux hommes de garantir la liberté de tous. Cette sortie de l'état
de nature n'est toutefois pas suffisante. Pour rester libre, l'ensemble des
hommes doit être souverain, e ne pas céder cette souveraineté
à un tiers : elle est inaliénable. Ainsi, seule la volonté
du peuple en tant qu'ensemble et unité morale, la fameuse volonté
générale, peut diriger l'administration de l'Etat. S'il abandonne
le pouvoir, le peuple se met à la merci d'un tiers et n'est donc plus
un corps politique qui dirige.
D'autre part, la souveraineté est indivisible. Cela tient aux concepts
de volonté générale et volonté de tous. Cette dernière
consiste en la somme des volontés individuelles. Et puisque ces volontés
peuvent être motivées par des intérêts privés
et donc divergents, la volonté de tous revêt le caractère
d'un mélange de volontés divergentes et parfois contradictoires.
A l'inverse, la volonté générale n'a pas pour fin l'intérêt
privé des citoyens mais l'intérêt commun du peuple. Dès
lors, comme toute loi civile est l'expression de la volonté générale,
les individus obéissent à la loi qu'il se sont eux-mêmes
donnée.
Après avoir défini à la lumière du
contrat social les principes qui régissent l'Etat idéal, il nous
faut désormais répondre à la question de savoir si un système
représentatif permet ou non la concrétisation de ces éléments.
Le modèle administratif nécessaire à l'accomplissement
des principes précédemment énoncés rappelle celui
de la cité antique, où le peuple faisait tout par lui-même.
L'unité dans sa structure politique permet l'expression de la volonté
générale et la transparence. A l'inverse, le système représentatif
laisse proliférer les associations partielles, comme les partis ou les
groupes de pressions, et rendent possible la corruption et toutes sortes d'abus
des représentants, qui sont autant d'obstacles à l'expression
de la volonté générale.
Rousseau met en lumière cette critique de la représentation politique
par l'analyse du processus électoral. A première vue, le suffrage
universel rend le mandat représentatif légitime, et apparaît
même comme une condition sine qua non de cette légitimité
: les citoyens sont égaux car ils votent tous, et l'élection constitue
la première étape de l'expression de la volonté générale
puisque le peuple désigne des représentants qui véhiculent
les même idées que lui (aux mandatés, il est vrai, de respecter
ces idées une fois élus). Cependant, l'élection est la
source de très nombreux inconvénients, d'effets pervers, qui rendent
la représentation politique inacceptable.
Premièrement, la logique électorale voudrait que le peuple choisisse,
pour le représenter, les citoyens qui sont jugés les meilleurs.
Toutefois, ce choix subit fortement l'influence du pouvoir économique
ou symbolique que possèdent socialement certains citoyens avant même
une élection. La volonté du peuple n'est donc pas tout à
fait libre.
En second lieu, loin de favoriser une redistribution du pouvoir, l'élection
des représentants provoque sa concentration. Les inégalités
socioéconomiques déjà présentes dans une société
s'en trouvent amplifiées parce que les représentants dans un gouvernement
tendent à favoriser leurs intérêts personnels au détriment
du bien public. Aujourd'hui même, en France, nombreux sont ceux qui critiquent
l'absence de renouvellement de la classe politique et sa composition, forte
en énarques et citoyens issus des classes économiquement favorisées.
De plus, même si la tendance politique est plutôt au centrisme et
au compromis, nombreux sont les partis d'extrême gauche ou droite qui
défendent plus ou moins ouvertement les intérêts de classes
minoritaires (très pauvres ou, à l'inverse, haute bourgeoisie
et patronat).
Enfin, les représentants dans un gouvernement sont libres de leurs actes
pendant une période déterminée et les citoyens n'ont aucun
pouvoir législatif pour s'assurer que la volonté générale
est respectée. Ils ne peuvent sanctionner les décisions des gouvernant
qu'au moment d'une élection.
Toutes ces raisons amènent Rousseau à dire : " A l'instant
qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre, il n'est
plus. ". En effet, comme nous l'avons vu, la représentation ne permet
pas l'épanouissement de la volonté générale. Or,
seule la conformité de la loi à cette dernière garantie
au peuple la liberté car c'est la condition sine qua non à ce
que le peuple obéisse à des lois qu'il s'est lui-même prescrites.
Ainsi, pour Rousseau, non seulement la démocratie ne se limite pas à
la désignation de représentants, mais celle-ci va même à
l'encontre de la démocratie !
Nous venons d'étudier les conditions rousseauistes de la liberté
du peuple et de son autocratie. Il apparaît très clairement que
le stricte désignation de représentants est incompatible avec
la démocratie. Ceci étant dit, le système de démocratie
directe paraît bien utopique, et en tout cas irréalisable dans
un grand Etat. Ne sommes-nous pas dans ce sens "condamnés à
la représentation" ? Il nous faut donc élaborer un système
représentatif autre, qui dépasse peut-être la simple désignation
de mandatés, et qui permette une meilleure expression de la volonté
générale.
Rappelons-nous la première critique de Rousseau à l'encontre de
la représentation : le choix des citoyens qui votent subit fortement
l'influence du pouvoir économique ou symbolique que possèdent
socialement certains citoyens avant même l'élection. La désignation
traditionnelle par le vote revêt donc des effets pervers. Comment les
dépasser ? Les Grecs, dans l'antiquité, adoptaient comme technique
de désignation le tirage au sort. Comme nul n'a encore trouvé
le moyen d'influencer le hasard, ce procédé paraît garantir
l'égalité des citoyens. En effet, rien ne peut interférer
dans le processus de désignation comme c'est le cas lorsque les citoyens
votent : par le jeu d'alliances, de dissimulation d'idées à la
faveur d'arguments fallacieux, certains hommes peuvent faciliter leur accession
au pouvoir sans pour autant favoriser l'intérêt du peuple ou refléter
particulièrement sa volonté. Ceci étant dit, est-ce vraiment
une solution viable ? en premier lieu, on remarquera que tout un chacun n'est
évidemment pas à même de gouverner. Qu'à cela ne
tienne, imaginons alors un système de "présélection"
d'individus à l'intérieur duquel s'opérerait alors le tirage
au sort. Mais là encore, on peut s'interroger sur le la pertinence d'une
telle entreprise. Cela prive le peuple de l'expression de sa volonté
à travers le choix de représentants. Et si, comme dit Rousseau,
ce choix n'est pas vraiment libre, alors travaillons à le rendre plus
indépendant plutôt que de se résigner à l'abandonner.
voici quelques principes qui peuvent y aider. Tout d'abord, il convient bien
évidemment que les élections soient libres : cela consiste à
respecter le choix de l'électeur, par exemple par le vote à bulletin
secret, qui protège l'individu de pressions éventuelles. Ensuite,
il faut favoriser un accès large à la candidature : rien ne sert
que les citoyens choisissent si la restriction des possibles de choix constitue
en soi une limite à l'expression de sa volonté. Le multipartisme
est d'ailleurs une valeur fondamentale des démocraties occidentales.
Enfin, il faut, pour que le citoyen ne se décide qu'à l'aide de
sa raison, donner à cette dernière la "matière première"
de toute réflexion : un débat contradictoire et surtout équitable.
Par exemple, les temps de parole des candidats lors d'un débat présidentiel
sont rigoureusement contrôlés. De fait, les citoyens les plus favorisés
économiquement sont souvent les plus éduqués, et donc les
plus à même de gouverner. Doit-on s'en formaliser ? Je pense que
non dans une certaine mesure. Car quand on élit un homme, il ne doit
plus être que les idées pour lesquelles il a été
choisi, et s'employer à les mettre en oeuvre. C'est pourquoi son origine
sociale importe peu au fond.
Nous venons de définir quelques éléments
permettant un choix plus libre du peuple. c'est un progrès. Ceci étant
dit, ce n'est peut-être pas suffisant. En effet, si le pouvoir du citoyen
se limite au choix du représentant, alors il ne peut décider que
des plus grandes orientations politiques d'un pays. La volonté générale
dont parle Rousseau ne s'y limite toutefois pas. C'est pourquoi nous allons,
maintenant que le peuple est libre dans son choix, de mettre en place les conditions
d'une plus grande expression de ce choix. Il s'agit d'éléments
de démocratie semi-directe, pour façonner une conception de démocratie
participative.
Brissot introduit, dans le Discours sur les conventions, le concept
de dualité de la démocratie. Il s'agit de mettre en place deux
souverainetés : l'une permanente et déléguée, qui
s'occupe des affaires courantes, et une autre en parallèle ponctuelle
qui exprime plus directement la volonté générale. Nous
faisons référence aux pratiques référendaires, qui
sot destinées à corriger les abus de la démocratie représentative
et à combler la distance qui s'est creusée entre gouvernants et
gouvernés. Le référendum a l'avantage de permettre au peuple
d'exprimer, sur des questions précises, clairement sa volonté.
Une autre mesure permet au peuple de gouverner plus directement : il s'agit
de la décentralisation administrative. En effet, pourquoi utiliser la
représentation quand celui-ci n'est pas nécessaire, quand les
"contraintes techniques", pour reprendre les termes de l'introduction,
sont inexistantes ? Le principe politique, que Benjamin Constant met en lumière,
est clairement posé : " Ce qui n'intéresse qu'une fraction
doit être décidé par cette fraction. ". De plus, cette
fraction - et les libéraux concéderont l'argument - est plus capable
de décider puisque les termes des problèmes à résoudre
concernent un environnement qu'ils connaissent.
Les principes d'une démocratie dans laquelle on choisit
librement et où l'on a une emprise assez directe sur la politique sont
établis. Il reste toutefois deux problèmes majeures : premièrement,
nous présupposons que l'institution que nous avons mise en place fonctionne
parfaitement, que les mandatés servent le peuple et respectent ses décisions.
Notre théorisation est donc de ce point de vue sans doute abusive et
idéaliste. Deuxièmement, si la démocratie est bien le gouvernement
du peuple, c'est celui de tout le peuple. Or notre système n'empêche
pas qu'une majorité oppresse une minorité. Ainsi, nous allons
voir comment la mise en place de contre-pouvoirs peut aider à pallier
ces insuffisances.
Hérault de Séchelle propose la création
d'un jury national pour " garantir les citoyens de l'oppression du corps
législatif et du conseil ". Il s'agit de l'institutionnalisation
d'un contre-pouvoir qui vérifie que le pouvoir législatif n'outrepasse
pas ses droits. Tout citoyen peut recourir à ce jury. Composé
d'une personne élue dans chaque département, sa fonction est de
renvoyer éventuellement les coupable devant les tribunaux. Il y a donc
deux pouvoirs parallèles : d'un côté la représentation,
et de l'autre le contrôle de cette même représentation.
Une telle institution fonctionne normalement très bien. Toutefois, il
se pourrait que l'institution démocratique toute entière défaille
ou encore que la volonté générale conduise à prendre
des décisions inconsidérées et mènent le peuple
à sa perte. C'est dans ce contexte qu'intervient la notion de désobéissance
civile ou citoyenne. Elle a été popularisée par de nombreuses
Organisations Non Gouvernementales, en particulier par José Bové
qui aime à démonter des Mac Donalds. La notion de désobéissance
est très singulière en cela qu'elle sort complètement du
cadre institutionnel démocratique, et par là dépasse bien
entendu le principe de représentation. Elle suppose une grande vigilance
du peuple et donc un lien fort à l'Etat, une grande conscience politique.
Le philosophe allemand Jürgen Habermas théorise ce concept à
la lumière de la course à l'armement et des réactions qu'elle
suscite en 1983. Dans le contexte de la guerre froide, les Etats-Unis et l'O.T.A.N.
implantent des missiles en R.F.A.. Si Mitterrand et Kohl approuvent, il n'en
va pas de même pour une grande partie de la population de l'Allemagne
de l'Ouest qui fait savoir son mécontentement pas d'impressionnantes
manifestations. Pour les juristes conservateurs, il 'agit de " violence
pure et simple qui n'a pas sa place dans une société démocratique
mûre ". Pour Habermas, c'est au contraire une illustration rassurante
de la capacité des populations à refuser la logique de l'armement
à outrance. Il s'oppose de la sorte à ce qu'il qualifie de légalisme
autoritaire, et s'appuie sur l'exemple du nazisme pour démontrer l'importance
d'une vigilance critique qui contrebalance le produit du processus démocratique.
Stéphane Haber précise : " Les principes républicains
[...] appellent d'eux-mêmes cette dialectique entre un système
juridique en bon état de marche et une société civile [...]
capable de mobilisations lorsque ce système [...] se grippe [...], ou
encore produit des décisions manifestement irrationnelles eu égard
à ses propres valeurs. " Autrement dit, le système institutionnel
classique doit fonctionner normalement. Mais lorsque ce n'est pas le cas, il
est impliqué par la démocratie (c'est donc un devoir) que les
citoyens réagissent, même si leur démarche ne peut être
conforme à la "légalité" : " L'antinomie
du respect du droit et du retour à la violence n'est pas tenable. ".
Habermas limite ce pouvoir en ne lui accordant une légitimité
qu'à la condition que les moyens employés ne soient pas disproportionnés
à la cause : " Nous ne sommes pas dans une configuration qui appellerait
la réactivation du droit de résistance et justifierait le renversement
du pouvoir existant. "
Nous avons désormais défini des conditions à peu près
acceptables et fidèles au modèle rousseauiste avec lequel elles
concilient plutôt bien les contraintes techniques. Nos concepts relèvent
de trois ordres : il peut s'agit en premier lieu de "conditions" relatives
à la désignation de représentants (élections libres
par exemple), ou bien d'"ajouts" à cette désignation
(pratiques référendaires), ou encore de pouvoirs"extérieurs
et parallèles" à la représentation (désobéissance
civile). L'ensemble de ces méthodes permet une expression correcte de
la volonté générale.
Ceci étant dit, cette conception de la liberté du peuple que nous
avons mis en oeuvre ne va pas de soi. La liberté, ce n'est pas "faire
ce qui nous plaît". Or il apparaît que la volonté générale
de Rousseau relève à certains égards d'une "profession
de foi post-monarchique" qui voudrait dogmatiquement que la volonté
du peuple soit forcément son bien, comme si le par et le pour de la définition
de Lincoln étaient inévitablement liés. Il est pertinent
de s'interroger sur le bien-fondé d'une telle conception. C'est ce que
proposent les libéraux. Et s'il s'avérait que la volonté
du peuple n'était pas forcément son intérêt, il nous
faudrait alors concilier sa liberté avec une nouvelle conception de la
démocratie.
Nous pouvons trouver la conception libérale de la démocratie dans
le livre Capitalisme, socialisme et démocratie de l'économiste
Joseph Schumpeter. La conception rousseauiste de la démocratie présuppose
un bien commun, toujours facile à distinguer. Cette vision quelque peu
manichéenne implique que tout un chacun soit capable de discerner le
vrai du faux, le ben du mal, et il n'y aurait aucune excuse pour quiconque n'y
arriverait pas. Ceci est bien entendu plus que discutable : combien de philosophes,
d'intellectuels se disputent sur des thèses très argumentées
sans jamais pouvoir se mettre d'accord. Et, quand bien même on tomberait
d'accord sur un bien commun, il resterait toujours la question : Comment y parvenir
? " Même si la santé était souhaitée par tous,
les citoyens continueraient à différer d'avis sur les mérites
de la vaccination et de la vasectomie ".
Pour expliquer ce fait et juger le bien-fondé des volontés individuelles,
Schumpeter se livre à une analyse de la nature humaine en politique,
de la volition. Il se réfère tout d'abord aux travaux de Gustave
Le Bon, théoricien de la Psychologie des foules. Il en ressort que l'individu,
dans un groupe subit des influences extra-rationnelles qui pervertissent le
processus de détermination de la volonté. Notons, car ceci st
important, que le mot "groupe" ne se limite pas à une agglomération
physique de personnes, mais peut tout à fait s'appliquer à une
foule psychologique (lecteurs de journaux, auditeurs d'une radio, etc...). Schumpeter
compare ensuite la volonté politique à la détermination
d'achat dans le processus économique : les consommateurs se laissent
dicter leurs volontés par les producteurs au moyen de la publicité,
qui, i elle comporte presque toujours quelqu'appel à la raison, rencontre
plus de succès par des procédés extra-rationnels comme
une affirmation répétée ou un appel au subconscient.
Il existe toutefois un domaine de volition authentique, c'est à dire
où chacun forme plutôt rationnellement sa volonté. Il est
de taille variable selon les individus et on le quitte de façon progressive.
Ce domaine se caractérise par une proximité par rapport aux objets
de décisions et un sentiment de responsabilité accru de ce fait.
Ceci ne garantit pas une décision rationnelle, mas, de fait, les volontés
obéissent tout de même à des processus plus logiques. Plus
on s'éloigne de ce domaine, plus on perd le sens des réalités,
celui des responsabilités, et donc notre volition est pour bonne part
illogique. L'éducation ne rentre pas en ligne de compte car la personne
éduquée, qui se sent peu de conscience politique, ne mettra pas
son intelligence au service de sa volition (on ne peut pas faire boire un public
qui n'a pas soif.). Pour couronner le tout, en politique, les illusions extra-rationelles
prennent presque toujours une forme rationnelle.
Ainsi, la volonté générale de Rousseau vole
en éclats. La vraie volonté n'est ni logique, ni rationnelle.
Il faut donc établir une autre forme de démocratie qui ne considère
pas invariablement que "volonté générale" rime
avec "intérêt général", tout en conservant
les principes fondateurs de la démocratie classique.
Dans la conception classique de la démocratie, les représentants
ne sont que les moyens d'exécution plus ou moins satisfaisant de la volonté
générale. C'est un pis-aller. Pour les libéraux, la représentation
prend une nouvelle dimension : c'est un dépassement de la démocratie.
En effet, si le peuple ne sait pas vouloir, alors des représentants plus
capables que lui vont le faire à sa place : sa liberté se limite
réellement à la désignation de représentants. Cette
conception , qui s'accorde avec celle libérale de la volonté,
présente de nombreux avantages. Voici les principaux : cette conception
constitue un critérium solide et clair pour définir un régime
démocratique. Le leadership, l'état-major politique, peut jouer
pleinement et ouvertement son rôle, alors qu'en démocratie classique,
il doit masquer importance par hypocrisie et à la faveur de la volonté
de peuple. Si le peuple venait à exprimer des volitions authentiques,
elles ne sont pas négligées mais intégrées de façon
claire à la situation politique. Enfin, on peut révoquer un gouvernement
tout comme on l'a accepté : il existe donc un droit de contrôle.
Cette théorie alternative de la démocratie présente
une solution cohérente et viable au problème de la volonté
soulevé par les libéraux. ici, la démocratie se limite
très clairement à la désignation de représentants.
Ceci étant dit, ce système n'est pas totalement satisfaisant :
si l'on considère des valeurs plus humanistes, l'homme ne peut réduire
sa liberté au choix de mandatés. On ne laisse pas le chien choisir
ce qui est bon pour lui, car il ne le sait. Mais pour ce qui est de l'homme,
il a une dignité qui lui confère le droit de choisir, et même
de se tromper ! Comment sortir de ce dilemme ? Alors que la doctrine libérale
procède d'une résignation à la volonté irrationnelle
de l'homme, nous proposons de la combattre : l'homme ne sait pas vouloir ? "
Qu'à cela ne tienne ", répondrait Jürgen Habermas, "
il faut lui apprendre ! ". Tel est l'ambitieux programme de la théorie
de l'espace public.
Pour Habermas, l'espace public qu'il présente dans le
livre éponyme est un lieu ou les interprétations et les aspirations
s'expriment et prennent la forme de courants d'idées. Elles se précisent
et se rectifient d'elles-mêmes grâce au jeu de la discussion. C'est
donc un lieu de formation de "l'opinion publique", où la pensée
se forme grâce à la confrontations d'idées contradictoires,
un lieu de "formation collective de la volonté".
Nous avons vu qu'il était possible de dépasser les contraintes
techniques pour arriver à une application relativement satisfaisant de
la démocratie. Cela suppose de dépasser, d'améliorer, et
de compléter la simple désignation de représentants sur
laquelle on se fonde toutefois.
Ceci étant dit, n'a-t-on pas, pour reprendre la définition de
départ de Lincoln, oublié de s'interroger sur la pertinence de
cohabitation du par et pour le peuple, aveuglés par une profession de
foi démocratique conséquente aux abus de la monarchie ?
Aujourd'hui, la représentation politique prend un sens nouveau avec la
doctrine libérale, il ne s'agit plus d'un pis-aller mais d'une "représentation
qui s'assume pleinement". On ne saurait pour autant se contenter de ce
système où, pour reprendre les termes habermassiens, " la
désignation de représentants constitue la limite supérieure
d'intégration politique des masses. ".
Les libéraux disent que le peuple ne sait pas vouloir, et le danger est
grand que dans les partis politiques, le conseiller en communication prenne
la place de l'idéologue. C'est pourquoi il est impératif que la
représentation améliorée que nous proposions se double
d'un apprentissage de la volonté.
Maintenant que la lutte contre le despote est finie, les conditions d'une nouvelle
émancipation du peuple ne sont-elles pas l'éducation du citoyen
et l'éveil d'une conscience politique ?