Oedipe, personnage mis en scène par Sophocle dans Oedipe-Roi
poussé par l'oracle, symbole de la vérité, a voulu échapper
à son destin qui lui prédisait la mort de son père et la
connaissance de sa mère. Prenant pour connaissance certaine l'identité
de ses parents il décide de les fuir. Sa route le conduit à Thèbes
où ses qualités lui permirent d'accéder au titre de roi ;
lorsqu'il apprit que ceux qu'il avait quittés n'étaient pas ses
parents naturels, il entreprit une quête de la vérité, de
la connaissance qui lui apprit qu'il avait déjà réalisé
la prédiction de l'oracle. Ce personnage est marqué par ce paradoxe:
une connaissance erronée l'a conduit au pouvoir, la vérité
l'en a déchu. Aristote rappelle dans sa Métaphysique des murs
que tous les hommes aspirent à la connaissance, au savoir. Dès lors
que la recherche de la vérité, de la connaissance est inscrite dans
l'espèce humaine, il apparaît légitime de s'interroger sur
la connaissance, sur l'acte même de connaître. Qu'est-ce que la connaissance
? Que puis-je connaître ? Quels sont les moyens qui rendent la connaissance
possible ? Et sachant que la connaissance est accessible à l'homme, quels
en sont les enjeux ? Que sert cette connaissance ? Si on en suit le destin d'Oedipe
la connaissance en tant qu'elle est certaine et absolue serait peut-être
préjudiciable, vaut-il mieux savoir ou ignorer ?
Connaître, c'est informer la matière, le réel.
Platon définit la connaissance comme le résultat de l'activité
humaine qui vise à aller au-delà de l'évidence, des apparences
donc, de sortir d'une logique purement contemplative de la réalité.
La connaissance est donc liée à l'intuition sensible et à
l'évidence. Mais en rester au degré de l'intuition, de la perception
qui est déjà une organisation du sensible, conduirait l'homme
à en rester au stade du préjugé qui ne s'oppose pas en
tant que tel à la connaissance en ce sens qu'il en est le stade primitif,
un élément constitutif à dépasser pour parvenir
à l'achèvement que constitue la connaissance. La connaissance
apparaît alors au-delà de l'évidence, de l'intuition, du
préjugé mais en deçà du savoir qui impose déjà
la notion de certitude. Celui qui sait, même si parfois son savoir n'est
qu'une croyance, en a l'ultime conviction. Connaître n'implique pas de
conviction, son action résulte simplement d'un jugement déterminant
sur la réalité, sans qu'on cherche à savoir si cette réalité
qu'on perçoit est conforme à la réalité telle qu'elle
devrait être perçue. La connaissance est le résultat de
l'information de la réalité sensible par l'homme, réalité
à laquelle elle est intimement liée.
La connaissance résulte de la volonté de l'homme de déterminer
les causes premières et finales de toutes choses. A cette question des
causes du réel, des réponses différentes ont été
proposées ce qui a conduit A.Comte à les schématiser dans
sa théorie des trois âges, où il tendrait à démontrer
que l'évolution des réponses données par l'espère
humaine suit celle de l'homme, que l'ontogenèse suit le chemin de la
phylogenèse. Ainsi à " l'âge théologique ",
assimilé à l'enfance, l'homme répond à la question
des causes par l'existence d'un ou plusieurs dieux. Durant son adolescence,
" l'âge métaphysique " qui caractérise le 18ème
siècle la réponse est dans la Raison ou la Nature. Le 19ème
siècle, " âge scientifique ", âge de la maturité
correspond à une rationalisation et à une explication totale des
phénomènes par la science. La question comment remplace la question
pourquoi. Dès lors, si on s'en tient à la définition kantienne
de la connaissance dans la critique de la raison pure qui affirme que "
la connaissance part du sensible, passe de là à l'entendement
et s'achève dans la raison ", la connaissance dérive tout
droit de l'expérience puis l'entendement qui produit les concepts synthétise
le concept et l'expérience sensible pour produire la connaissance. La
connaissance provient d'une opération de l'entendement sur la réalité
sensible.
Si on arrive à expliquer la connaissance comme synthèse, à
en expliquer la naissance dans l'esprit humain, on pourrait concevoir que l'homme,
fort de cette connaissance, l'érige en savoir, fasse de sa perception
un absolu, une certitude. Néanmoins comment savoir qu'un savoir est sûr
? C'est pour répondre à cette question que Descartes va instaurer
le discours de la méthode, quatre principes qui selon lui, garantissent
la légitimité du savoir dès lors que la méthode
a été appliquée. Par la technique, l'homme peut accéder
au savoir qui dépasse toute connaissance et donc l'expérience.
Notre modernité a fait de la connaissance un impératif constitutif
de la science. Tout savoir vient de la connaissance et donc de l'expérience.
Dans la perspective de constituer les sciences, il semble légitime de
s'interroger sur les limites du champ de la connaissance qui sont liées
à celles de l'expérience. L'homme veut tout connaître et
expliquer toutes les réalités sensibles mais en a-t-il les moyens
? A quelles barrières va t-il se heurter dans sa quête de tous
les savoirs ?
Toute science découle de l'expérience, mais il
est indéniable que toutes les réalités ne sont pas matérielles
et sensibles. Il existe des réalités dont l'homme ne fera jamais
l'expérience, Kant cite à ce propos Dieu ou l'âme, on peut
aussi y ajouter la liberté. Ces réalités sont hors du champ
de l'expérience, elles échappent donc à toute forme de
connaissance, elles échappent à l'entendement mais sont le produit
de la raison " pure " détachée de toute sensibilité.
La connaissance a donc ces limites qui sont celles de la raison humaine. Néanmoins
les limites de la connaissance n'empêchent pas la science de progresser,
Bachelard, dans son essai sur la formation de l'esprit scientifique met en avant
la thèse des " obstacles épistémologiques. Ces obstacles
trouvent leur origine dans la culture, dans les préjugés de l'homme
face aux connaissances accumulées par le passé qu'il ne remet
pas systématiquement en cause. Ces obstacles doivent être dépassés
pour permettre à la science d'avancer et de continuer sa progression.
La connaissance s'inscrit dans un processus d'accumulation quantitative et de
théorisation, de modélisation qui se développe avec les
sciences mais qui trouve son origine dans l'expérience sensible, mais
quelle en est la légitimité ? La connaissance repose-t-elle sur
un principe objectif et absolu ?
L'homme ne connaît de la réalité que les phénomènes,
il n'en connaît pas les objets. Kant affirme que les " noumènes
" échappent à la raison et que l'homme ne connaîtra
que leur mode d'apparition. Mais l'analyse des phénomènes repose
sur le déterminisme, c'est à dire que toute chose a une cause
et les mêmes causes produisent les mêmes effets. Mais quel est le
principe fondateur de la causalité ? Hume, philosophe de tradition empiriste,
dévalorise la notion de causalité dans ce sens qu'elle dérive
de l'expérience et des tendances de l'esprit humain. L'expérience
nous montre la constance et la répétition de certains phénomènes
et l'habitude, tendance de notre esprit, nous conduisent à en déduire
la relation de causalité, à anticiper, à prévoir.
Kant dans la critique de la raison pure va néanmoins rétablir
la notion de causalité qui réinstalle la légitimité
de la science, basée sur la croyance au déterminisme, en proposant
la thèse que la causalité serait une catégorie de l'entendement
à priori. Le sujet que Hume qualifiait d'ego transcendantal s'est trouvé
être le sujet naturel, l'homme est ce sujet " hypothétique
" qui a la faculté de ne pas céder à ses tendances
puisque la relation de causalité et par nature en lui. La causalité
fonde la connaissance mais sa dépendance de l'expérience la fragilise,
Descartes définissait l'empirisme en écrivant " rien n'est
sans la raison qui ne fut d'abord dans les sens ", cette attache au sensible
peu décrédibiliser la théorie visant à s'ériger
en absolu.
Les lois scientifiques sont " nécessaires et universelles "
affirmait Kant. Mais ces mêmes lois sont soumises à la fiabilité
des déductions qui sont à leur origine en même temps qu'à
la fiabilité de l'expérience. On ne peut mesurer simultanément
la position et la vitesse d'un électron, c'est ce qu'affirme Heisenberg
dans son principe d'incertitude, car l'observation même du phénomène
le modifie. Si on doit forcer la nature à répondre à nos
questions par l'expérience, il ne faut pas négliger le rôle
de l'investigateur dans l'interprétation même des résultats.
La théorie est une mise en scène de l'expérience. La science
théorise toute connaissance, mais que sert la théorie dans le
domaine de la politique et de la pratique ?
La théorie de la connaissance, les sciences se veulent
totalement objectives et absolues de par le fait même des sciences expérimentales,
puisque le réel doit infirmer ou confirmer la théorie. Néanmoins
" l'immaculée conception de la science " est un mythe comme
l'écrit Thuillier. On croit les sciences détachées de toute
idéologie, il n'en est rien et les découvertes simultanées
le prouvent comme la découverte du calcul intégral par Newton
et Leibniz à la même période. La science n'est pas détachée
du monde de l'action politique et morale. Au contraire tout les lie, les découvertes
ne sont rendues possibles que par l'orientation qu'on leur fait prendre, toute
recherche est financée et derrière tout financement il y a une
finalité.
Kant voudrait que toute action morale suive l'impératif catégorique,
c'est-à-dire que l'homme n'agisse que s'il sait que le principe de son
action est universalisable. Théoriser c'est rationaliser et donc universaliser.
Mais il semble pourtant y avoir une adéquation entre la théorie
et la pratique au sens de praxis qui est le champ de l'action politique et morale.
La théorie est inadaptée à ce domaine car " la théorie
est une chose grise et l'arbre d'or de la vie est verdoyant " écrivait
Goethe. Cela souligne l'idée que chaque action est particulière
et qu'universaliser conduirait à l'erreur. Machiavel dans Le Prince théorise
le pouvoir, veut en donner le meilleur usage possible tout en sachant qu'il
ne faut pas le faire en imaginant les hommes tels qu'on voudrait qu'ils soient
mais tels qu'ils sont réellement, c'est-à-dire peu enclins à
la discipline ni au bien si rien ne les y force, l'homme serait historiquement
voué au mal. Mais cette théorie du pouvoir reste une ébauche
sans conséquence ni véracité, car seul celui qui a l'expérience
du pouvoir peut en mesurer l'étendue et en saisir les implications, les
devoirs. Celui qui théorise le moyen de garder le pouvoir est dans une
logique purement spéculative et s'illusionne, croit savoir quand il formule
des hypothèses, purs produits se sa raison et non de son entendement.
Le mensonge fonde parfois l'ordre de la raison. Si la loi et le droit règnent
c'est par le fait d'un mensonge originel, fondateur. On retrouve cette idée
dans l'essai sur l'origine des langues de Rousseau où il explique que
la société civile s'est instaurée par la violence, le pouvoir,
" celui qui le premier, ayant enclos un terrain, dit " ceci est à
moi " et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le premier fondateur
de la société civile. La connaissance, le savoir et les sciences
visent la vérité et cherchent les moyens de la fonder mais il
semble que dans le domaine de l'action politique et morale la raison et la vérité
soient des quantités négligeables et illusoires visant à
nous orienter.
Connaître la réalité et la modéliser
de façon théorique n'aident pas l'homme à se diriger dans
le domaine de la praxis où l'irrationnel et les passions semblent dominer.
La connaissance dévalorise le préjugé et l'ignorance.
Mais celui sui sait agir, prendre une décision sans connaître la
réalité et parce qu'il est pris par l'urgence, possède
une qualité supérieure à celui qui sait. Le préjugé
permet de se rapprocher de l'instant alors que la connaissance nous place toujours
dans un retard par rapport à la temporalité. L'ignorance est parfois
elle aussi supérieure à la connaissance car elle en est la forme
la plus aboutie, on ne peut avoir aucune certitude et comme le disait Socrate
" ce que je sais, c'est que je ne sais rien. Se mettre dans la position
de celui qui ignore, c'est avouer notre incapacité à affirmer
avoir atteint le vrai ou l'absolu mais sans pour autant renoncer à l'atteindre.
Le préjugé et l'ignorance sont les formes les plus achevées
de la connaissance car elles sont seules à même de nous conduire
dans le chemin de la praxis de laquelle la science nous éloigne de par
sa distance théorique.