Le libre-échange aux XIXè et XXè siècles est-il un mythe ?

Bonnes Copies

Bonne Copie du lycée Montaigne de Paris. Cette copie a été notée 18/20. Le commentaire du professeur est : très bonne analyse du sujet - plan très intéressant-d’avidentes qualités d’analyse- vous prenez des risques en défendant une thèse très tranchée mais votre argumentation est très solide.

Bonne copie du lycée : 75 - Paris - Lycée Montaigne

Cette copie a été notée : 18 / 20

Commentaire du professeur : très bonne analyse du sujet - plan très intéressant-d’avidentes qualités d’analyse- vous prenez des risques en défendant une thèse très tranchée mais votre argumentation est très solide.


Untitled Document Les récents événements de Seattle et de Gênes, marqués par des manifestations antimondialisation, expriment le rejet par une partie de la population mondiale du fondement même de la mondialisation : le libre-échange. Selon les manifestants, le libre-échange est un dogme économique et politique imposé aveuglément aux nations.
Une courte définition de ce qu’est un dogme s’impose : c’est une vérité fixée par une autorité religieuse concernant un domaine de la foi. Un dogme ne s’impose donc pas de lui-même. Plusieurs questions se posent alors lorsqu’on se demande si le libre-échange aux XIXè et XXè siècles est un dogme : en quoi le libre-échange serait-il la seule vérité, le meilleur chemin vers la croissance économique ? et qui est en mesure de l’ériger en dogme : les économistes ou bien les Etats ?
On peut donc formuler ainsi le problème soulevé par cette question : dans quelle mesure l’histoire économique et l’histoire de la pensée économique permettent-elles de dire que la théorie du libre-échange a été imposée et qui l’a imposée en tant que dogme ?
Dans une première partie, nous tenterons de montrer que le libre-échange est un dogme au sein de la science économique depuis l’origine de ce champ d’études.
Dans une deuxième partie, nous essaierons d’analyser en quoi la théorie du libre-échange a été reprise et érigée en dogme par les Etats-nations dès le XIXè siècle afin de légitimer leurs politiques.
Dans une troisième partie, nous nous efforcerons de montrer en quoi le libre-échange reste toutefois soumis à ceux qui l’ont érigé en dogme, c’est-à-dire en quoi il n’est qu’une politique possible parmi d’autres.


Voyons tout d’abord comment le libre-échange est devenu un des principaux dogmes de l’orthodoxie économique.
Premièrement, remontons aux origines de la pensée économique libérale, c’est-à-dire schématiquement à Adam Smith. Il synthétise en 1776 dans De la Richesse des Nations beaucoup d’apports précédents et développe une théorie demeurée célèbre de l’échange international fondée sur les avantages nationaux. Selon lui, le libre-échange est à rechercher et à développer car il assure aux participants à l’échange un enrichissement mutuel supérieur à celui qui aurait eu lieu sans échange international. C’est donc de cela dont on parle quand on évoque le dogme du libre-échange, c’est cette croyance dans les conséquences bénéfiques systématiques du libre-échange.
Ricardo reprendra plus tard (1817) cette analyse en y ajoutant un fondemant lui-même dogmatique (en fait, il était déjà présent chez Smith) : la croyance dans le fait que le libre-échange facorise le rapporchement des peuples et le développement d’une solidarité et d’une fraterrnité internationales.
Teintée d’idéalisme, cette théorie est peu contestée au XIXè siècle, si ce n’est par des économistes des pays de la seconde vague comme List (Allemagne) ou Carey (USA). Mais ces contradicteurs sont plutôt nuancés (même si c’est moins vrai pour Carey que pour List), puisque, s’ils préconisent un protectionnisme, celui-ci ne doit être que provisoire et ciblé sur les " industries dans l’enfance ". List affirme qu’il est lui-même favorable au protectionnisme, du moment que l’échange s’instaure entre des pays aux structures économiques proches. Il résume cette thèse dans une formule célèbre : " Le protectionnisme est notre voie, le libre-échange notre but. "
L’analyse classique, peu contestée, est reprise et renouvelée dans les années 1920-1950 par le modèle HOS qui explique l’origine des avantages, base de la théorie de Smith et Ricardo. Ce prolongement de l’analyse classique intervient dans le contexte très particulier de l’après-guerre (pour ce qui concerne sa formalisation par Samuelson tout du moins) : le protecctionnisme est discrédité car il est rendu responsable de la longuer de la crise des années 30 et, partant, de la guerre mondiale. Ce renouvellement de la théorie classique renforce donc l’hégémonie théorique du libre-échange.
Au cours de la seconde moitié du XXè siècle, ce corpus théorique va s’enrichir de nouvelles théories approfondissant les mécanismes de base discernés par Smith. Deux types d’étude vont voir le jour : celles qui veulent étayer la nouvelle théorie HOS et celles qui veulent la remettre en cause. Paradoxalement, des analyses contestant les hypothèses du modèle HOS vont avoir pour effet de le renforcer. Leontieff, par exemple, en levant l’hypothèse d’homogénéïté des facteurs de production, ou encore Posner, celle de l’égale disponibilité de la technologie, ont en fait consolidé les principes du modèle HOS.
La période 1950-2000 a vu une abondante littérature paraître sur le commerce international et celle-ci, pour une part importante, a renforcé la domination théorique de l’analyse classique de l’échange international, c’est-à-dire celles du libre-échange (le courant néo-factoriel, le courant technologique par exemple)
Le libre-échange constitue aujourd’hui clairement un dogme de la science économique car il n’est possible de le contester que ponctuellement. Il n’existe pas de théorie adverse (soutenant le protectionnisme) aussi globale. Cependant, pour pouvoir parler réellement d’un dogme à propos du libre-échange, il faudrait arriver à montrer que cette domination théorique a été reprise par les agents de l’économie, au premier rang desquels les Etats-nations.


Voyons donc maintenant quel impact cette théorie dogmatique et comment ils s’en sont servis. Le libre-échange, promu au tout début par les industriels de Manchester (1800-1850), a été vite repris par les Etats-nations. Le libre-échange peut ainsi apparaître comme un atout dans la main des Etats.
La mise en place progressive du libre-échange a été le résultat de rapports de force entre les Etats. La Grande-Bretagne a été la première nation à devenir libre-échangiste dès 1846, mais surtout à partir de 1860 avec la signature du traité Cobden-Chevalier abaissant les barrières douanières entre la France et l’Angleterre. Au nom du libre-échange, la Grande-Bretagne a légitimé sa politique coloniale : désindustrialisation de l’Inde, guerres de l’opium contre la Chine, … Le dogme du libre-échange peut ainsi être considéré comme un alini pour légitimer des politiques n’ayant rien à voir avec le libre commerce. Ainsi Paul Bairoch peut-il parler de " libre-échange imposé ".
Le dogme du libre-échange apparaît comme un justification de tensions extra-économiques. Les difficultés du GATT et de l’OMC montrent bien en effet que les négociations commerciales se résument souvent à des rapports de force purement politiques entre les états concernés.
Le GATT est fondé sur des principes libre-échangistes radicaux et dogmatiques (non-discrimination, réciprocité, multilatéralisme, consoloidation). Le libre-échange est donc affirmé comme dogme par les pays développés, le GATT en est l’expression même. Mais cette affirmation masque la réalité qui consiste essentiellement en rapports de force, de domination entre Etats ou entre groupes d’Etats.
Ces quelques remarques conduisent donc à dire que le libre-échange apparaît comme la légitimation de la domination économique des pays du Nord sur les pays du Sud. Il est significatif à cet égard de noter que le libre-échange est toujours prôné par la puissance hégémonique. La Grande-Bretagne au XIXè siècle, quand elle disposait d’une avance considérable sur le reste du monde, les Etats-Unis à partir de 1945, une fois leur hégémonie assurée. Le libre-échange peut ainsi apparaître comme la légitimation du pouvoir hégémonique et le moyen d’en asseoir la domination. Cette analyse montre donc qu’il existe une autorité supérieure qui érige en optimum génréral ce qui lui est avantageux. C’est exactement le cas ici : la puissance hégémonique, qui a avantage au libre-échange, l’érige en dogme et l’impose au reste du monde. Le libre-échange peut donc être considéré comme un dogme au cours des XIXè et XXè siècles car il a été imposé, successivement par la Grande-Bretagne et les USA, comme la meilleure voie vers la prospérité et la croissance économique mondiale. A l’appui de ce phénomène, la domination sans partage (ou presque) de la théorie libre-échangiste au sein de la science économique. Le libre-échange est donc un formidable atout pour les puissances dominantes et la théorie classique et néo-classique, qui aspire à la scientificité, confère au libre-échange l’avantage majeur d’apparaître comme irréfutable car irréfuté.


Mais si le libre-échange est une légitimation des actions et des décisions des Etats-nations dominants, il n’en reste pas moins qu’il n’est finalement pas beaucoup plus qu’une politique parmi d’autres. Il s’agit donc d’un dogme avec lequel on peut prendre (et on a pris) beaucoup de libertés puisqu’il est subordonné (apparemment) au pouvoir politique. Peut-on alors réellement parler de dogme du libre-échange puisqu’il n’est pas appliqué à la lettre, puisque sa prétention à être la vérité seule et unique n’est pas respectée ?
Remarquons tout d’abord que même les états les plus libre-échangistes - les pays développés - mènent parfois des politiques protectionnistes. Prenons la politique préconisée par List de " protection des industries dans l’enfance "et sa symétrique, celle de Kaldor de " protection des industries sénescentes ". Elles ont été appliquées et le sont parfois encore par des pays aujourd’hui libre-échangistes : l’Allemagne, les Etats-Unis surtout ont en leur temps protégé leurs industries naissantes. La Grande-Bretagne, pour sa part, a protégé son industrie textile en faillite de la concurrence des nouveaux pays industrialisés grâce aux Accords Multifibres de 1974 (ils ne concernaient pas uniquement la Grande-Bretagne, mais beaucoup de pays développés).Dernier exemple : les NPI (Corée du Sud, Taïwan, …) ont protégé leurs premiers pas industriels : aujourd’hui ils sont les pays qui ont le plus profité du développement du libre-échange. Les entorses au dogme du libre-échange semblent donc nombreuses.
Il convient de nuancer cette analyse en rappelant que les mesures protecionnistes sont censées être provisoires. Toutefois, les AMF, qui ne devaient durer que le temps de reconvertir ou de restructurer le secteur textile européen, sont toujours en application, plus de vingt-cinq ans après leur signature. Il est donc permis de douter de la sincérité de l’utilisation qui est faite par les états de l’argumentaire de List ou de Kaldor : protectionniste à court terme, libre-échangiste à long terme.
Ces pratiques sont donc contraires à l’esprit du GATT et de l’OMC. Il semble donc y avoir une dichotomie claire et marquée entre les principes du GATT, issus du libre-échange érigé en dogme, et leur application, souple et finalement pragmatique. L’usage (abusif ?) des clauses de sauvegarde et des droits de rétorsion prévus par le GATT, l’autorisation de constituer des zones régionales de libre-échange (contrairement au principe du multilatéralisme), les entorses au principe de réciprocité (accords de Lomé en 1975 entre la CEE et les pays ACP), la législation commerciale américaine outrepassant au nom de la défense du libre-échange le droit international défini par le GATT sont autant d’exemples montrant le pragmatisme avec lequel le dogme du libre-échange est appliqué.
Ces réticences à mettre en œuvre le programme de négocations prévu, la résurgence d’une protection incompressible sous forme de barrières non tarifaires, le changement de forme du protectionnisme (" protectionnisme furtif " de Sandretto) sont autant d’indices prouvant la persistance des thèses mercantilistes, même dans les pays développés. Les chefs d’Etat se transforment aujourd’hui en représentants de luxe quand ils se déplacent à l’étranger (ils sont toujours accompagnés d’une cohorte de chefs d’entreprise !), la fermeture d’une usine importante, délocalisée dans des pays au plus faible coût salarial, est un drame national ; tous ces éléments expriment les difficultés qu’ont les populations et les gouvernements à adhérer au dogme libre-échangiste. Délocaliser une usine veut dire payer les mêmes produits moins cher et donc avoir une hausse du pouvoir d’achat, selon la théorie libre-échangiste.
Cette persistance des thèses mercantilistes s’appuie sur (et s’exprime à la fois par) des nouvelles théories protectionnistes, comme par exemple celle de la politique commerciale stratégique de Brander, Spencer et Krugman. Le renouveau du protectionnisme est net aujourd’hui, sous la forme d’un protectionnisme tempéré qui satisfait finalement Etats, consommateurs et producteurs, en apparence tout du moins.


Le dogme libre-échangiste est donc remis en cause par les pratiques commerciales internationales depuis deux siècles. On peut donc parler d’un dogmatisme théorique et politique (quand il s’agit de légitmer des rapports de force) tempéré par le pragmatisme dans son application.
Pourquoi ce pragmatisme ? On peut peut-être le comprendre en rappelant que la politique commerciale reste avant tout une politique : il s’agit donc de faire des compromis, de ménager les égoïsmes nationaux et les intérêts internationaux. L’application à la lettre d’un dogme, sous peine de verser dans le totalitarisme, semble donc impossible.
On peut donc bien parler d’un dogme du libre-échange, tant qu’il reste en la main des politiques. Mais la volonté actuelle d’élaborer une théorie protectionniste globale peut sonner le début de la fin pour le dogmatisme théorique. Et là serait la vraie remise en cause du dogme.