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Les récents événements de Seattle 
et de Gênes, marqués par des manifestations antimondialisation, expriment 
le rejet par une partie de la population mondiale du fondement même de la 
mondialisation : le libre-échange. Selon les manifestants, le libre-échange 
est un dogme économique et politique imposé aveuglément aux 
nations.
Une courte définition de ce qu’est un dogme s’impose : c’est une vérité 
fixée par une autorité religieuse concernant un domaine de la foi. 
Un dogme ne s’impose donc pas de lui-même. Plusieurs questions se posent 
alors lorsqu’on se demande si le libre-échange aux XIXè et XXè 
siècles est un dogme : en quoi le libre-échange serait-il la seule 
vérité, le meilleur chemin vers la croissance économique 
? et qui est en mesure de l’ériger en dogme : les économistes ou 
bien les Etats ?
On peut donc formuler ainsi le problème soulevé par cette question 
: dans quelle mesure l’histoire économique et l’histoire de la pensée 
économique permettent-elles de dire que la théorie du libre-échange 
a été imposée et qui l’a imposée en tant que dogme 
?
Dans une première partie, nous tenterons de montrer que le libre-échange 
est un dogme au sein de la science économique depuis l’origine de ce champ 
d’études.
Dans une deuxième partie, nous essaierons d’analyser en quoi la théorie 
du libre-échange a été reprise et érigée en 
dogme par les Etats-nations dès le XIXè siècle afin de légitimer 
leurs politiques.
Dans une troisième partie, nous nous efforcerons de montrer en quoi le 
libre-échange reste toutefois soumis à ceux qui l’ont érigé 
en dogme, c’est-à-dire en quoi il n’est qu’une politique possible parmi 
d’autres.  
  Voyons tout d’abord comment le libre-échange est devenu un des principaux 
  dogmes de l’orthodoxie économique.
  Premièrement, remontons aux origines de la pensée économique 
  libérale, c’est-à-dire schématiquement à Adam Smith. 
  Il synthétise en 1776 dans De la Richesse des Nations beaucoup d’apports 
  précédents et développe une théorie demeurée 
  célèbre de l’échange international fondée sur les 
  avantages nationaux. Selon lui, le libre-échange est à rechercher 
  et à développer car il assure aux participants à l’échange 
  un enrichissement mutuel supérieur à celui qui aurait eu lieu 
  sans échange international. C’est donc de cela dont on parle quand on 
  évoque le dogme du libre-échange, c’est cette croyance dans les 
  conséquences bénéfiques systématiques du libre-échange.
  Ricardo reprendra plus tard (1817) cette analyse en y ajoutant un fondemant 
  lui-même dogmatique (en fait, il était déjà présent 
  chez Smith) : la croyance dans le fait que le libre-échange facorise 
  le rapporchement des peuples et le développement d’une solidarité 
  et d’une fraterrnité internationales.
  Teintée d’idéalisme, cette théorie est peu contestée 
  au XIXè siècle, si ce n’est par des économistes des pays 
  de la seconde vague comme List (Allemagne) ou Carey (USA). Mais ces contradicteurs 
  sont plutôt nuancés (même si c’est moins vrai pour Carey 
  que pour List), puisque, s’ils préconisent un protectionnisme, celui-ci 
  ne doit être que provisoire et ciblé sur les " industries 
  dans l’enfance ". List affirme qu’il est lui-même favorable au protectionnisme, 
  du moment que l’échange s’instaure entre des pays aux structures économiques 
  proches. Il résume cette thèse dans une formule célèbre 
  : " Le protectionnisme est notre voie, le libre-échange notre but. 
  "
  L’analyse classique, peu contestée, est reprise et renouvelée 
  dans les années 1920-1950 par le modèle HOS qui explique l’origine 
  des avantages, base de la théorie de Smith et Ricardo. Ce prolongement 
  de l’analyse classique intervient dans le contexte très particulier de 
  l’après-guerre (pour ce qui concerne sa formalisation par Samuelson tout 
  du moins) : le protecctionnisme est discrédité car il est rendu 
  responsable de la longuer de la crise des années 30 et, partant, de la 
  guerre mondiale. Ce renouvellement de la théorie classique renforce donc 
  l’hégémonie théorique du libre-échange. 
  Au cours de la seconde moitié du XXè siècle, ce corpus 
  théorique va s’enrichir de nouvelles théories approfondissant 
  les mécanismes de base discernés par Smith. Deux types d’étude 
  vont voir le jour : celles qui veulent étayer la nouvelle théorie 
  HOS et celles qui veulent la remettre en cause. Paradoxalement, des analyses 
  contestant les hypothèses du modèle HOS vont avoir pour effet 
  de le renforcer. Leontieff, par exemple, en levant l’hypothèse d’homogénéïté 
  des facteurs de production, ou encore Posner, celle de l’égale disponibilité 
  de la technologie, ont en fait consolidé les principes du modèle 
  HOS. 
  La période 1950-2000 a vu une abondante littérature paraître 
  sur le commerce international et celle-ci, pour une part importante, a renforcé 
  la domination théorique de l’analyse classique de l’échange international, 
  c’est-à-dire celles du libre-échange (le courant néo-factoriel, 
  le courant technologique par exemple)
  Le libre-échange constitue aujourd’hui clairement un dogme de la science 
  économique car il n’est possible de le contester que ponctuellement. 
  Il n’existe pas de théorie adverse (soutenant le protectionnisme) aussi 
  globale. Cependant, pour pouvoir parler réellement d’un dogme à 
  propos du libre-échange, il faudrait arriver à montrer que cette 
  domination théorique a été reprise par les agents de l’économie, 
  au premier rang desquels les Etats-nations.
  Voyons donc maintenant quel impact cette théorie dogmatique et comment 
  ils s’en sont servis. Le libre-échange, promu au tout début par 
  les industriels de Manchester (1800-1850), a été vite repris par 
  les Etats-nations. Le libre-échange peut ainsi apparaître comme 
  un atout dans la main des Etats.
  La mise en place progressive du libre-échange a été le 
  résultat de rapports de force entre les Etats. La Grande-Bretagne a été 
  la première nation à devenir libre-échangiste dès 
  1846, mais surtout à partir de 1860 avec la signature du traité 
  Cobden-Chevalier abaissant les barrières douanières entre la France 
  et l’Angleterre. Au nom du libre-échange, la Grande-Bretagne a légitimé 
  sa politique coloniale : désindustrialisation de l’Inde, guerres de l’opium 
  contre la Chine, … Le dogme du libre-échange peut ainsi être 
  considéré comme un alini pour légitimer des politiques 
  n’ayant rien à voir avec le libre commerce. Ainsi Paul Bairoch peut-il 
  parler de " libre-échange imposé ". 
  Le dogme du libre-échange apparaît comme un justification de tensions 
  extra-économiques. Les difficultés du GATT et de l’OMC montrent 
  bien en effet que les négociations commerciales se résument souvent 
  à des rapports de force purement politiques entre les états concernés.
  Le GATT est fondé sur des principes libre-échangistes radicaux 
  et dogmatiques (non-discrimination, réciprocité, multilatéralisme, 
  consoloidation). Le libre-échange est donc affirmé comme dogme 
  par les pays développés, le GATT en est l’expression même. 
  Mais cette affirmation masque la réalité qui consiste essentiellement 
  en rapports de force, de domination entre Etats ou entre groupes d’Etats.
  Ces quelques remarques conduisent donc à dire que le libre-échange 
  apparaît comme la légitimation de la domination économique 
  des pays du Nord sur les pays du Sud. Il est significatif à cet égard 
  de noter que le libre-échange est toujours prôné par la 
  puissance hégémonique. La Grande-Bretagne au XIXè siècle, 
  quand elle disposait d’une avance considérable sur le reste du monde, 
  les Etats-Unis à partir de 1945, une fois leur hégémonie 
  assurée. Le libre-échange peut ainsi apparaître comme la 
  légitimation du pouvoir hégémonique et le moyen d’en asseoir 
  la domination. Cette analyse montre donc qu’il existe une autorité supérieure 
  qui érige en optimum génréral ce qui lui est avantageux. 
  C’est exactement le cas ici : la puissance hégémonique, qui a 
  avantage au libre-échange, l’érige en dogme et l’impose au reste 
  du monde. Le libre-échange peut donc être considéré 
  comme un dogme au cours des XIXè et XXè siècles car il 
  a été imposé, successivement par la Grande-Bretagne et 
  les USA, comme la meilleure voie vers la prospérité et la croissance 
  économique mondiale. A l’appui de ce phénomène, la domination 
  sans partage (ou presque) de la théorie libre-échangiste au sein 
  de la science économique. Le libre-échange est donc un formidable 
  atout pour les puissances dominantes et la théorie classique et néo-classique, 
  qui aspire à la scientificité, confère au libre-échange 
  l’avantage majeur d’apparaître comme irréfutable car irréfuté.
  Mais si le libre-échange est une légitimation des actions et des 
  décisions des Etats-nations dominants, il n’en reste pas moins qu’il 
  n’est finalement pas beaucoup plus qu’une politique parmi d’autres. Il s’agit 
  donc d’un dogme avec lequel on peut prendre (et on a pris) beaucoup de libertés 
  puisqu’il est subordonné (apparemment) au pouvoir politique. Peut-on 
  alors réellement parler de dogme du libre-échange puisqu’il n’est 
  pas appliqué à la lettre, puisque sa prétention à 
  être la vérité seule et unique n’est pas respectée 
  ?
  Remarquons tout d’abord que même les états les plus libre-échangistes 
  - les pays développés - mènent parfois des politiques protectionnistes. 
  Prenons la politique préconisée par List de " protection 
  des industries dans l’enfance "et sa symétrique, celle de Kaldor 
  de " protection des industries sénescentes ". Elles ont été 
  appliquées et le sont parfois encore par des pays aujourd’hui libre-échangistes 
  : l’Allemagne, les Etats-Unis surtout ont en leur temps protégé 
  leurs industries naissantes. La Grande-Bretagne, pour sa part, a protégé 
  son industrie textile en faillite de la concurrence des nouveaux pays industrialisés 
  grâce aux Accords Multifibres de 1974 (ils ne concernaient pas uniquement 
  la Grande-Bretagne, mais beaucoup de pays développés).Dernier 
  exemple : les NPI (Corée du Sud, Taïwan, …) ont protégé 
  leurs premiers pas industriels : aujourd’hui ils sont les pays qui ont le plus 
  profité du développement du libre-échange. Les entorses 
  au dogme du libre-échange semblent donc nombreuses.
  Il convient de nuancer cette analyse en rappelant que les mesures protecionnistes 
  sont censées être provisoires. Toutefois, les AMF, qui ne devaient 
  durer que le temps de reconvertir ou de restructurer le secteur textile européen, 
  sont toujours en application, plus de vingt-cinq ans après leur signature. 
  Il est donc permis de douter de la sincérité de l’utilisation 
  qui est faite par les états de l’argumentaire de List ou de Kaldor : 
  protectionniste à court terme, libre-échangiste à long 
  terme.
  Ces pratiques sont donc contraires à l’esprit du GATT et de l’OMC. Il 
  semble donc y avoir une dichotomie claire et marquée entre les principes 
  du GATT, issus du libre-échange érigé en dogme, et leur 
  application, souple et finalement pragmatique. L’usage (abusif ?) des clauses 
  de sauvegarde et des droits de rétorsion prévus par le GATT, l’autorisation 
  de constituer des zones régionales de libre-échange (contrairement 
  au principe du multilatéralisme), les entorses au principe de réciprocité 
  (accords de Lomé en 1975 entre la CEE et les pays ACP), la législation 
  commerciale américaine outrepassant au nom de la défense du libre-échange 
  le droit international défini par le GATT sont autant d’exemples montrant 
  le pragmatisme avec lequel le dogme du libre-échange est appliqué.
  Ces réticences à mettre en œuvre le programme de négocations 
  prévu, la résurgence d’une protection incompressible sous forme 
  de barrières non tarifaires, le changement de forme du protectionnisme 
  (" protectionnisme furtif " de Sandretto) sont autant d’indices prouvant 
  la persistance des thèses mercantilistes, même dans les pays développés. 
  Les chefs d’Etat se transforment aujourd’hui en représentants de luxe 
  quand ils se déplacent à l’étranger (ils sont toujours 
  accompagnés d’une cohorte de chefs d’entreprise !), la fermeture d’une 
  usine importante, délocalisée dans des pays au plus faible coût 
  salarial, est un drame national ; tous ces éléments expriment 
  les difficultés qu’ont les populations et les gouvernements à 
  adhérer au dogme libre-échangiste. Délocaliser une usine 
  veut dire payer les mêmes produits moins cher et donc avoir une hausse 
  du pouvoir d’achat, selon la théorie libre-échangiste.
  Cette persistance des thèses mercantilistes s’appuie sur (et s’exprime 
  à la fois par) des nouvelles théories protectionnistes, comme 
  par exemple celle de la politique commerciale stratégique de Brander, 
  Spencer et Krugman. Le renouveau du protectionnisme est net aujourd’hui, sous 
  la forme d’un protectionnisme tempéré qui satisfait finalement 
  Etats, consommateurs et producteurs, en apparence tout du moins.
  Le dogme libre-échangiste est donc remis en cause par les pratiques 
  commerciales internationales depuis deux siècles. On peut donc parler 
  d’un dogmatisme théorique et politique (quand il s’agit de légitmer 
  des rapports de force) tempéré par le pragmatisme dans son application.
  Pourquoi ce pragmatisme ? On peut peut-être le comprendre en rappelant 
  que la politique commerciale reste avant tout une politique : il s’agit donc 
  de faire des compromis, de ménager les égoïsmes nationaux 
  et les intérêts internationaux. L’application à la lettre 
  d’un dogme, sous peine de verser dans le totalitarisme, semble donc impossible.
  On peut donc bien parler d’un dogme du libre-échange, tant qu’il reste 
  en la main des politiques. Mais la volonté actuelle d’élaborer 
  une théorie protectionniste globale peut sonner le début de la 
  fin pour le dogmatisme théorique. Et là serait la vraie remise 
  en cause du dogme.