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Les atermoiements actuels de la Banque Centrale européenne
(BCE) attirent l’œil et les critiques des observateurs sur la surenchère
monétariste dont fait preuve l’institution dirigée par Wim Duisenberg
[N. de l’A. : le devoir date du 29 mai 2001] et montrent la domination qu’exerce
depuis plus de vingt ans ce courant de pensée économique dans les
PDEM.
En 1979, quand Volcker arrive à la tête du Système Fédéral
de Réserve US (Fed), c’est avec lui Milton Friedman et les monétaristes
qui prennent les rênes de la politique monétaire américaine.
Ce vent libéral a ensuite atteint l’Europe et la France. Dans quelle mesure
la France, pays connu pour son " laxisme " monétaire et sa répugnance
à la rigueur, a-t-elle appliqué les thèses monétaristes
à partir de 1983, date du tournant dans la politique monétaire française
?
Il y a plusieurs types d’enjeux dans cette question. Un enjeu politique tout d’abord
: le monétarisme mené par la France ne montre-t-il pas la nécessaire
soumission des " petits " pays à la domination idéologique
et économique américaine ? Un enjeu social également : le
coût social élevé du monétarisme peut-il se justifier
? Un enjeu épistémologique enfin : les économistes exercent-ils
(ou doivent-ils exercer) une influence sur la réalité de l’économie
ou bien restent-ils (doivent-ils rester) enfermés dans leurs universités
et leurs modèles théoriques ? Ces enjeux, actuels et importants,
même s’ils ne seront pas à proprement traités dans le devoir,
méritaient d’être rappelés.
Il sera donc montré dans une première partie que la politique monétaire
française depuis 1983 est d’inspiration monétariste même si
elle n’est pas l’exacte application des théories friedmaniennes. Dans une
seconde partie, il conviendra de discerner les fondements théoriques monétaristes
des réformes structurelles françaises et de montrer là aussi
les limites d’une telle interprétation.
1983 est une année-clé pour la politique monétaire française
: elle marque le tournant de la rigueur et l’adoption des théories monétaristes.
Pendant les deux premières années de son premier mandat, Mitterrand
demande à Mauroy de pratiquer une relance d’inspiration keynésienne
pour aider le pays à amortir le deuxième choc pétrolier
de 1979. Pendant cette période d’euphorie politique, le président
socialiste va jusqu’à envisager une sortie du SME, il nationalise les
banques et les assurances, …
Mais l’échec de la relance Mauroy est flagrant. Le chômage augmente,
l’inflation aussi. Les fameux " visiteurs du soir " convainquent alors
Mitterrand de rester dans le SME et de prendre le tournant de la rigueur monétaire.
La lutte contre l’inflation devient alors l’objectif majeur de la BdF : c’est
l’abandon du " carré magique " de la politique monétaire.
Cet événement est fondateur car il marque en quelque sorte l’inversion
du paradigme économique retenu par le gouvernement français :
avant 1983, c’est le keynésianisme qui était dominant ; après
1989, Friedman, le monétarisme et le libéralisme s’installent
aux affaires pour ne plus les quitter depuis.
La priorité donnée à la lutte contre l’inflation a des
fondements monétaristes : on retient la thèse de l’inefficience
d’une relance sur l’emploi et l’inflation et celle de l’efficacité du
monétarisme contre l’inflation. A défaut de combattre le chômage,
combattons au moins l’inflation, disent les politiques de l’époque. Les
quatre objectifs qui constituaient le carré magique (croissance économique,
équilibre extérieur, plein-emploi et stabilité des prix)
et qui guidaient les politiques keynésiennes sont délaissées
au profit d’un seul : la stabilité des prix. Selon Friedman, c’est le
seul objectif sur lequel la Banque centrale et la politique monétaire
peuvent avoir un effet positif.
Le changement de priorité de la politique monétaire indique donc
clairement l’adoption du paradigme monétariste par les autorités
monétaires françaises. On note que ce choix est un choix "par
défaut", pas réellement voulu.
En effet, malgré un coût social élevé non envisagé
par Friedman, cette priorité a été maintenue depuis 1983
avec une constance destinée à accroître la crédibilité
de la BdF. Ce qui a surtout conforté ce changement de priorité,
c’est la construction européenne et la marche vers l’UEM. Le Traité
de Maastricht (7 février 1992) prévoyait, pour l’entrée
dans l’UEM (1999) des critères de convergence drastiques, tout imprégnés
de monétarisme : faible inflation (et non inflation 0 préconisée
par Friedman), réduction des déficits publics, … Des économistes
keynésiens et hétérodoxes ont ainsi dénoncé
les effets dévastateurs d’une politique " pro-cyclique " :
pendant la crise de 1996 par exemple, la BdF soutenait … la récession
par des taux élevés (ceux-ci devaient permettre à la France
de satisfaire aux fameux critères de convergence).
Depuis 1983, il est donc clair que la politique monétaire française
est marquée du sceau du monétarisme et Maastricht n’a fait que
donner de l’ampleur à une évolution déjà assez nette.
Cependant il ne s’agit pas en France d’un monétarisme trop radical, "pur
et dur". En effet, la BdF conserve le contrôle des taux d’intérêt,
au contraire de Volcker à la tête de la Fed en 1979.
Autre trait distinctif entre Volcker et les gouverneurs de la BdF depuis 1983,
le non-respect de la " règle d’or " de Friedman. Celle-ci dit
que la masse monétaire ne doit croître que de la variation prévue
du PIB en volume. Volcker a tenté de l’appliquer, sans grand succès
d’ailleurs, mais pas les Français.
La politique monétaire française depuis 1983 est donc assez nettement
monétariste mais pas si orthodoxe que cela par rapport aux " dogmes
" friedmaniens. Cette politique s’appuie sur des réformes structurelles
de type libéral et monétariste dans les domaines de la banque
et des marchés financiers.
Les années 1984 à 1987 sont marquées par d’importantes
réformes de fond. Elles sont toutes caractérisées par une
" marchéïsation ", c’est-à-dire une repondération
de la balance en faveur du marché et au détriment de l’Etat régulateur.
La loi bancaire de 1984 qui assouplit les contraintes pesant sur les banques
s’accompagne bientôt de la disparition définitive de l’encadrement
du crédit, très contraignant. Les banques gagnent en liberté
et en efficience ce qu’elles perdent en marge.
Ce mouvement de déréglementation étatique est clairement
inspiré des théories monétaristes et libérales :
plus l’Etat laisse la place au marché, plus on s’approche de l’optimum,
de l’efficience. 1985 et 1986 sont marquées fortement par l’apparition
de nombreuses apparitions financières : de nouveaux produits voient le
jour (tels que les OPCVM par exemple) sur de nouveaux marchés (le MATIF
par exemple). Ce vaste mouvement de désintermédiation donne aux
agents non bancaires (ANB) ainsi qu’aux banques des possibilités accrues
de financement direct et indirect. Cette libéralisation, ce décloisonnement
font le bonheur des libéraux et des monétaristes qui voyaient
dans le système français un archaïsme aux mains d’un Etat
prédateur.
Ce mouvement de déréglementation va se poursuivre logiquement
avec un nouveau processus de privatisation des banques nationalisées
en 1975, mais surtout en 1982. La BNP, le Crédit Lyonnais, Paribas et
bien d’autres vont être vendues sous Balladur en 1993-1995 puis Juppé
en 1995-1997. Ce processus ne sera pas stoppé par Jospin (1997-200 ?),
prouvant par-là même que le monétarisme n’est ni de droite
ni de gauche, qu’il s’impose "naturellement" (comme diraient certains
libéraux…)
Un fait marquant bien les fondements du libéralisme de la politique monétaire
menée par la France depuis 1993 est le changement officiel du statut
de la BdF. Celle-ci est devenue indépendante en 1993, un an après
la signature du Traité de Maastricht, qui stipulait clairement que le
Système Européen des Banques Centrales (SEBC) devait être
composé exclusivement d’institutions indépendantes. Le monétarisme
triomphant a en effet remis en cause un des piliers de l’organisation des Trente
Glorieuses : le principe de la "politisation"des banques centrales.
Le consensus apparu à propos de la légitimité des interventions
des banquiers centraux a été abandonné au profit du dogme
de l’indépendance nécessaire des institutions monétaires
(ce qui ne signifie aucunement que les interventions discrétionnaires
aient été abandonnées, seulement qu’elles émanent
d’autorités indépendantes des Etats). C’est sous la plume de Kydland
et Prescot, deux partisans de l’école du " Public Choice ",
très proche des monétaristes, qu’on peut lire la fameuse préférence
: " Rules rather than Discretion ",des règles plutôt
que des interventions discrétionnaires. Cependant, on ne peut dire que
la BCE se conforme tout à fait à ce précepte, puisqu’elle
est, à la manière de Greenspan, un fervent adepte des interventions
discrétionnaires ! Même si le monétarisme n’est pas appliqué
à la lettre, on peut tout de même dire que le changement de statut
de la BdF en 1993 (il a même été refusé dans un premier
temps par le Conseil Constitutionnel car l’indépendance de la BdF était
selon lui contraire à la Constitution qui affirme : " Le gouvernement
mène et conduit la politique de la nation ". Cette anecdote montre
bien que la "politisation" était un pilier des Trente Glorieuses)
s’inscrit donc dans l’ensemble des réformes nettement monétaristes
opérées par les autorités françaises depuis 1983.
Toutefois, déréglementer ne rime pas en France avec absence totale
d’institutions. Il existe un consensus sur le fait que l’Etat ou les institutions
de tutelle peuvent produire des externalités positives profitables au
marché. L’Etat peut par exemple atténuer les problèmes
d’asymétrie de l’information en mettant à la disposition des agents
des rapports, des notes, … gratuitement. En France, malgré la pression
qui existe du fait de l’environnement international, garde un fort rôle
(même si l’époque semble de plus en plus être aux dévolutions
de pouvoir en faveur de l’Europe). La COB sur les marchés financiers,
la Commission bancaire et la Banque de France pur les banques ont vu le plus
souvent leur pouvoir de tutelle et de contrôle augmenter durant la période
étudiée. C’est donc à un jugement nuancé qu’appelle
la situation : les réformes monétaires menées par la France
depuis 1983 sont clairement monétaristes, mais les institutions n’en
ont pas pour autant perdu tout pouvoir.
Dans sa politique monétaire comme dans ses réformes structurelles,
on peut dire que la France a été monétariste depuis le
tournant de la rigueur de 1983. Toutefois, il convient de nuancer cette analyse
: en effet, les théories friedmaniennes n’ont pas toutes été
suivies pas
plus que toute forme de réglementation n’a été abolie.
Cependant, le coût social du monétarisme a été très
lourd et il a été très difficile, voire impossible à
accepter par ceux qui se retrouvaient au chômage ou dans la rue : ils
auraient en effet préféré que Friedman reste calfeutré
dans son université de Chicago ! La politique monétaire a ainsi
eu beaucoup d’effets réels alors que les monétaristes soutiennent
que la monnaie est neutre à long terme. Joli paradoxe également
qui fait de la France un pays incontestablement plus monétariste que
les USA, patrie de Friedman, qui appliquent par Greenspan une politique monétaire
discrétionnaire, celle-là même qui est honnie par les monétaristes
!
Le monétarisme français, comme le disent certains auteurs hétérodoxes
critiques ne serait-il alors qu’une figure imposée (au sens propre) par
la toute-puissante Amérique ?