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Le corps : voilà bien, a priori, la première
réalité sensible à laquelle l’homme est confronté.
Les premiers mois de la vie du nouveau-né sont rythmés par sa découverte
progressive de ses organes externes, de ses capacités physiques, de ce
que son corps lui permet de faire : le bébé découvre ainsi
ses mains, puis ses pieds, parvient à s’asseoir, à se lever et à
marcher, tout cela sous le regard attendri de ses parents en particulier et d’autrui
en général. En effet, depuis notre venue au monde, nous sommes sous
le regard permanent des gens qui nous entourent, même quand ils ne sont
pas là, puisque l’absence est une forme de présence. Notre corps
est donc exposé, c’est-à-dire posé comme objet pour autrui-sujet.
Mais qu’est-ce qu’avoir un corps ? Est-ce seulement le sentir ou bien est-ce "
exister son corps " ? Mon corps, que je ne peux voir, est donc accessible
d’abord à autrui, en tant qu’objet. Autrui peut voir mon corps comme un
objet, ce que je ne peux faire, puisque je ne peux être à la fois
sujet et objet. Quelles sensations, quels sentiments fait naître en nous
le regard omniprésent d’autrui ? Mais ce " corps-pour-autrui "
ne devient-il pas le " corps-pour-nous ", c’est-à-dire, n’essayons-nous
pas de nous approprier la connaissance qu’a autrui de notre corps ?
Faire la découverte et l’expérience de son corps
est l’activité principale du nouveau-né dans ses premiers mois,
mais aussi de l’adolescent au moment de la puberté. Elle est aussi celle
de l’adulte prenant conscience de ses possibilités ou de ses limites
et enfin de la personne âgée, qui se rend compte de la dégradation
de son corps. Nous faisons donc à chaque instant l’ expérience
de notre corps. C’est celle qui nous paraît à tous la plus évidente
et la plus simple.
L’expérience de notre corps est donc sans cesse renouvelée. A
tout instant (sauf peut-être dans le sommeil ou le coma), j’ai conscience
de mon corps, j’ai un corps. En effet, soit l’action de mes sens me rappelle
que je fais constamment l’expérience de mon corps, soit une douleur physique
quelconque (pour reprendre l’exemple de Sartre dans L’Etre et le néant)
ou bien un agrément signale à ma conscience l’expérience
de mon corps. Sartre écrit que " la conscience ne cesse pas "
d’avoir " un corps. ". Il explique que, même lorsque rien de
particulier, ni douleur, ni agrément, " n’existent à ma conscience
" comme signes de l’existence de mon corps, " le pour-soi ne cesse
de se projeter par delà une contingence pure et non qualifiée
", c’est-à-dire que ma conscience ne peut s’arrêter de prendre
conscience de mon corps. C’est une réalité incontournable pour
mon être que d’être enserré dans une enveloppe charnelle.
La particularité de l’expérience du corps est donc qu’on ne peut
s’en abstraire. Les cas où un homme croit s’échapper, abandonner
son corps et le voir de l’extérieur sont ainsi traités pathologiquement,
preuve que le corps est une contrainte de tous les instants.
De plus, quand je ne ressens que la pure appréhension de mon existence
de fait, une " nausée " intervient, nausée qui "
révèle perpétuellement mon corps à ma conscience
". L’expérience du corps est donc de tous les instants. Même
quand je peux avoir l’impression de m’évader de mon corps, de ne plus
en ressentir l’omniprésente nécessité, sa réalité
s’impose encore à moi.
Nous pouvons donc dire, avec Sartre : " J’existe mon corps.
C’est là sa première dimension. " Mais, en tant que pour-soi,
il a également un autre mode d’existence :
le pour-autrui. Comme le corps d’autrui est pour nous un objet de connaissance,
un instrument, notre corps est pour autrui la même chose. Notre corps
est donc exposé au regard et aux actions de tous. Et ce qui est remarquable,
c’est que nous sommes exposés perpétuellement, à tout moment.
Puisque nous sentons notre corps à tout moment, nous sentons le regard,
la présence d’autrui également à tous les instants. Mais,
plus encore que le regard ou que la présence, nous craignons la probabilité
que nous soyons regardés. Sartre parle de la " facticité
d’autrui ". Il continue ainsi : " Ce qui est douteux, ce n’est
pas autrui lui-même, c’est l’être-là d’autrui ". Où
que nous enfermions notre corps, nous avons toujours peur d’être vu, donc
jugé, donc condamné. Dans son épopée magistrale
La légende des siècles, Victor Hugo nous donne une idée
de cette peur ancestrale d’être vu et d’être condamné, comme
si le jugement passait par la vision. Caïn, poursuivi par la Justice de
Dieu, ne peut se dérober à Son œil. Caïn, près
de multiples tentatives pour esquiver la présence divine, s’enferme dans
un tombeau. C’est alors qu’intervient ce vers majestueux : " L’œil
était dans la tombe et regardait Caïn ". Cet exemple littéraire
nous montre la crainte et l’aspect perpétuel de l’état "
d’être-regardé ".
Et cette possibilité engendre plusieurs réactions pour nous. Nous
pouvons tout d’abord nous sentir en danger face à la liberté d’agir
d’autrui. Nous avons peur, nous craignons de voir autrui au coin du bois. Nos
sens mêmes, en alerte, manipulés par notre conscience, nous font
croire à la présence de corps ennemis au notre à chaque
endroit. " L’enfer, c’est les autres ", a écrit Sartre. Peut-être
peut-on y voir la peur physique de l’autre, la peur d’être agressé,
violenté, voire tué. Notre corps nous met donc en situation de
danger potentiel. Dès que nous sortons de chez nous, où nous avons
l’impression d’être protégés, nous craignons, que ce soit
dans la rue ou dans les transports en commun par exemple. Notre corps, exposé,
nous met en péril.
Nous pouvons donc ressentir de la peur, mais aussi de la fierté. Celle-ci,
nous dit Sartre, est d’abord " résignation " puisque, si elle
est acceptation et revendication de ce que je suis cela, elle est aussi acceptation
que je ne sois que cela. La fierté nous vient du jugement qu’autrui
porte sur nous. Quand autrui, guidé par ses regards, m’affecte de la
beauté, de l’esprit, il me confère de l’objectité,
c’est-à-dire un caractère d’objet. C’est donc lui qui est en position
de force par rapport à moi. Mais la fierté, ou l’orgueil, vient
du fait que moi, en tant qu’objet, je lui affecte des sentiments pour moi, admiration
ou amour par exemple. Moi, objet de son jugement, je m’arroge donc de lui attribuer
des sentiments qui me glorifient, qui m’apportent une satisfaction égoïste.
Mon objectité propre se retrouve prisonnière d’autrui,
que je vais tenter de m’approprier comme objet afin de me trouver.
Enfin, troisième sentiment que je peux éprouver du fait de l’objectité
de mon corps, la honte. Sartre analyse particulièrement ce sentiment.
Il écrit que " la honte pure n’est pas sentiment d’être tel
ou tel objet répréhensible, mais, en général, d’être
un objet, c’est-à-dire de me reconnaître dans cet
être dégradé, dépendant et figé que je suis
pour autrui ". Notre conscience a ainsi du mal à admettre que le
corps la fasse passer pour cet être sans défense, exposé
aux coups. " Le corps symbolise notre objectité sans défense
", trouve-t-on quelques lignes plus bas. Dans la Genèse,
le premier sentiment qui a suivi le pêché originel est la honte.
Adam et Eve avaient honte d’être nus face à Dieu. Leur première
réaction a été de chercher à se vêtir, afin
de passer de l’été d’objet sans défense à celui
de sujet.
Si notre corps est jugé par le regard d’autrui, c’est également
notre âme qui est exposée et c’est cet aspect qui nous gêne
le plus. En effet, notre corps traduit et/ou trahit nos émotions, nos
sentiments, même refoulés. La sueur, les tremblements, les bégaiements
témoignent de notre état intérieur. Il est donc vain de
vouloir dissocier la conscience du corps puisque, même inconsciemment,
notre corps finit le plus souvent par révéler notre état
intérieur, à moins d’un contrôle interne très sévère,
à l’instar de celui pratiqué par les célèbres life
guards britanniques.
Notre corps, en tant qu’objet pour autrui, fait naître en nous plusieurs
sentiments : la crainte, la fierté et la honte. Mais il ne nous expose
pas qu’à des dangers, à des intempéries ou à de
l’amertume, il nous place également dans des situations agréables.
Notre corps peut être caressé, embrassé, serré contre
un autre corps. L’échange physique d’un corps à un autre, que
ce soit entre des amants, des amis ou encore des parents avec leurs enfants
a un rôle très important dans nos vies. S’il est vrai que certains
ont en ont plus besoin que d’autres, il faut reconnaître que nous avons
tous besoin d’un contact physique, ou bien d’un jeu avec nos corps. Toute la
dynamique de la séduction passe exclusivement, au début tout du
moins, par nos corps. Dans une soirée, les corps se rapprochent, se touchent,
s’étreignent : voilà à quoi nous expose notre corps, à
un degré généralement proportionnel à sa beauté.
Posséder un corps, c’est donc également être impliqué
dans le jeu de la séduction, de l’amour. Sans la médiation du
corps, il nous est difficile d’imaginer les rapports entre les hommes. En effet,
à chaque fois que nous nous sentons regardés, nous éprouvons
la réalité de l’existence d’autrui, nous réalisons que
nous ne sommes pas seuls, nous vainquons le solipsisme, doctrine à la
fois folle et irréfutable.
Mais en tant que mon corps est pour autrui, mon corps devient pour moi en tant
qu’objet du sujet autrui. Sartre écrit qu’ " avec l’apparition du
regard d’autrui, j’ai la révélation de mon être objet. ".Je
ne peux voir mon corps qu’en le regardant. Je ne le vois pas comme je vois un
fauteuil. A chaque fois que je le vois, c’est en tant que mon corps, que je
ne peux saisir dans son ensemble. Je ne vois mon visage que lorsque je le regarde.
Je le cherche donc dans les yeux, dans le regard d’autrui. Je deviens grâce
à ce regard un " être-au-milieu-du-monde ". C’est finalement
le regard d’autrui qui me définit, qui me rend homme, qui me donne un
rôle. C’est lui qui légitime ma présence. Il nous semble
en effet que l’autre accomplit notre vieux phantasme : nous voir comme nous
sommes. Or, ce que l’autre voit, c’est-à-dire notre corps-pour-autrui
, devient pour nous ce que nous sommes réellement. D’où la phrase
de Sartre : " le corps-pour-l’autre, c’est le corps-pour-nous, mais insaisissable
et aliéné. "
Nous nous définissons donc par le regard d’autrui. Mais, une fois ce
constat posé, une étape que nous pouvons peut-être franchir
est de nous en affranchir. Il nous faut alors maîtriser notre corps pour
jouer avec les perceptions d’autrui, afin de l’influencer dans le sens que nous
désirons. Il est significatif de remarquer que les gens qui réussissent
le mieux dans notre société du paraître, basée presque
exclusivement sur l’apparence physique (ce qui est fondamentalement injuste
et inégalitaire), sont ceux qui bénéficient de leur corps.
On pense bien sûr aux mannequins et aux acteurs, mais aussi aux sportifs,
aux chanteurs, aux membres de la jet-set. Notre corps nous expose aux coups,
aux critiques, certes, mais il peut aussi nous profiter. Par contre, une question
se pose dans le cas de ces gens qui "misent tout sur leur physique"
: leur âme, leur être se résume-t-il à leur apparence
physique ? Ne sont-ils qu’un corps ? Ils contestent évidemment dette
analyse mais elle est intéressante tout de même. Tirant à
merveille profit de leur corps, parviennent-ils également à s’extirper
de cette conception résolument réductrice de leur être ?
Le corps, que nous possédons tous, nous expose donc à
autrui. Cette question du rapport à autrui est fondamentale dans la philosophie.
Traitée par beaucoup de philosophes, elle l’est par Sartre dans L’Etre
et le Néant. Ses analyses montrent que notre corps pour autrui nous
expose à trois sentiments majeurs : la crainte, la fierté et la
honte. Le corps est également le médiateur préalable et
nécessaire à tout rapport de séduction. Mais ce corps pour
autrui devient le corps pour nous, puisque nous essayons de nous voir comme
nous sommes, sans jamais y parvenir de nous même, ne pouvant être
à ma fois sujet et objet. Le vrai défi que chacun doit relever
pour lui-même est l’acceptation de son corps, acceptation qui passe par
l’affrontement du regard d’autrui. Les entretiens de personnalité ou
d’embauche, les interventions en public, bref, tous ces événements
qui nous font progresser dans notre acceptation sont autant de challenges passionnants
à surmonter et à gagner.
NOTA BENE : Le vocabulaire de ce devoir est, pour l’essentiel, sartrien
et est tiré de L’Etre et le Néant, comme d’ailleurs la majorité
des raisonnements. Vous l’aviez, j’en suis sûr, décelé depuis
longtemps, je ne le fais remarquer que par acquit de conscience pour ne l’avoir
pas écrit explicitement dans le corps (c’est le cas de le dire !) de
mon devoir.