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Dans les Essais (1580-1595), Montaigne désigne
l’origine des lois naturelles : la coutume : " chacun ayant en vénération
interne les opinions et mœurs approuvées et reçues autour de
lui ". Il pose en ces termes le problème du fondement de la morale.
Si la conscience ne fait qu’intérioriser des opinions et des mœurs,
tous nos jugements de valeurs s’expliquent par des causes sociologiques, historiques…
La vérité une et absolue s’évanouit et il n’y a plus que
des opinions relatives. L’opinion peut-elle faire la loi ?
L’opinion publique peut-elle légitimement fixer des normes sociologiques
ou même légiférer ? A quelles conditions est-ce réalisable
dans les faits ? Les lois ne risqueraient-elles pas de n’être que le fruit
de surgissements spontanés d’idées ? Quelles sont les limites aux
capacités de l’opinion ?
A la question " l’opinion publique peut-elle légitimement
établir des normes ? " on peut considérer une philosophie
individualiste rationaliste développée notamment par Descartes
: nous n’avons pas besoin des autres ni pour nous connaître, ni pour accéder
à la vérité : nous n’avons besoin que de notre
raison, ainsi toute norme ne peut provenir que de ma raison, je suis le
référentiel. Il n’existe pas de normalité car chacun a
sa norme.
La philosophie contemporaine insiste au contraire sur le fait que l’évidence
première ; c’est l’évidence des autres : l’enfant est d’emblée
projeté dans un univers humain et c’est cette relation à autrui
qui va nous permettre de nous construire. Gusdorf résume ce point de
vue par la formule " le je est un cadeau des autres " et ainsi pour
la philosophie contemporaine, le cogito cartésien n’est pas un point
de départ mais un point d’arrivée.
Merleau-Ponty explique que l’opinion forme un réseau de significations
initial dans lequel je fais irruption. Il s’agit à partir de là
de se faire avec les autres. L’opinion crée la normalité par la
force du nombre, de la tradition ou de l’autorité
et c’est à l’individu de s’y insérer. Dès le XVIIe siècle,
Fontenelle et Pierre Bayle démontraient l’insuffisance de ces trois pseudo
arguments : Pierre Bayle critique en particuliers les " superstitions "
liées aux comètes. Il est ainsi absolument illégitime que
l’opinion se mêle d’établir des lois à prétention
scientifique.
Au XIXe siècle, le problème demeure puisqu’en 1881 Michelson s’interroge
sur un postulat fondamental de la physique newtonienne : l’hypothèse
de l’espace absolu. Existe-t-il réellement ? Michelson introduit une
expérience qui invalide l’hypothèse. En raison du prestige dont
jouissait Isaac Newton à cette époque et sous la pression de
la communauté scientifique, plutôt que de contredire le maître,
il préfère remettre en question sa propre expérience. Ainsi
jusqu’au XIXe siècle, l’opinion que constituait la corporation
avait encore un poids considérable sur la formulation des lois scientifiques.
Aujourd’hui encore l’opinion mais dans une acception plus large puisqu’elle
dépasse la corporation pour atteindre la société dans son
intégralité recouvrant aussi la vaste foule des incompétents
en la matière, l’opinion publique garde toute son influence dans
l’orientation des recherches : étant plus généreuse
pour la recherche dans les maladies génétiques que pour les recherches
portant sur la douleur, elle privilégie indirectement le premier domaine
au second.
En élargissant, bien qu’aux yeux de la raison, les lois issues de l’opinion
soient illégitimes, en particulier dans le domaine scientifique (qui
se définit comme la quête de la conformité au réel,
la recherche d’une vérité absolue) certaines lois sont cependant
justifiées au nom d’un besoin naturel et profond de l’homme : l’aspiration
à la reconnaissance. La société crée alors des normes
: de beauté, de niveau de vie… qui évoluent en fonction des
époques, de la situation géographique… en fonction de l’opinion
publique qui les établit. Mais qu’est-ce que l’opinion publique ?
En démocratie, l’opinion est constituée de la masse populaire
conditionnée par des traditions communes, une culture. Ses dirigeants
n’étant élus que temporairement, ils sont citoyens membres à
part entière de l’opinion une fois leur mandat expiré. L’opinion
publique est constituée de l’intégralité des individus
constitutifs d’une nation. Dans son principe, les délégués
élus (élite) proposent, et elle dispose. On peut citer dans le
domaine de la chanson l’exemple du tube de l’été, des canons de
la mode… véhiculés par les mass média : la télévision,
la publicité… Il semble ainsi qu’elle puisse choisir ses normes
assez librement.
Dans un régime totalitaire, la norme dictée par le vouloir du
chef, c’est ainsi que la mode au XVIIe siècle était fixée
par la cour du Roi Louis XIV. L’opinion qui n’est alors plus constituée
que d’individus soumis : la nation moins une caste de privilégiés
n’a plus le choix, elle doit suivre des normes dictées du fait du prince.
Est-ce que dans un tel régime l’opinion peut malgré tout faire
la loi contre ses dirigeants ? Dans une moindre mesure car un Etat dispose de
nombreux moyens pour exercer une violence qu’elle soit ouverte (par l’extermination
de toute opposition) ou plus diffuse (par la propagande, le détournement
de leurs fonctions des institutions sociales comme la psychiatrie en URSS, les
appareils idéologiques d’Etat : culture, média, école,
échanges économiques…)
Le régime politique revêt une importance toute particulière
dans la composition même de l’opinion publique. Dans un régime
oligarchique certains individus sont au-dessus de l’opinion et c’est à
eux qu’il incombe de légiférer, dans une démocratie, les
législateurs sont des éléments à part entière
de l’opinion.
L’opinion publique peut-elle légitimement légiférer ? D’après
les théories du droit divin énoncées par Saint Paul, seul
Dieu créateur de l’homme et ses descendants directs ont ce droit : le
monarque ou tout organe détenteur des pouvoirs législatif et exécutif
est le père de son peuple. L’opinion publique a un devoir d’obéissance
à l’égard du souverain aussi absolu que celui des enfants à
l’égard des parents. Dans le Contrat social Rousseau détruit
cette thèse en réfutant l’idée selon laquelle le pouvoir
se transmettrait par héritage et en expliquant que si le pouvoir du père
sur ses enfants est légitime, c’est par pure nécessité
biologique : ce pouvoir est temporaire par essence, il tend à disparaître
au fur et à mesure que l’enfant devient raisonnable, autonome c’est à
dire à son sens littéral capable de fixer sa propre loi.
Ainsi il n’appartient à aucune personne s’autoproclamant être le
père d’un peuple de légiférer, qu’il se prétende
descendant de Dieu sur Terre ou non. Rousseau réfute le régime
de monarchie de droit divin et plus largement tout régime autoritaire
contrôlé par un seul dirigeant.
Platon propose une alternative en se tournant vers la philosophie (ensemble
des sciences particulières). Seuls les philosophes possèdent la
science des idées aussi, ou bien ils deviendront rois, ou bien il faudra
que les rois deviennent philosophes. Cette thèse est cependant insatisfaisante
dans la mesure où on peut la détruire par une réfutation
interne : ce projet politique est fondé contre l’autoritarisme, la tyrannie
et les injustices or en confiant le pouvoir de concevoir les lois à une
élite, le risque est grand d’aboutir à une forme d’autoritarisme.
Platon le reconnaît lui-même, on peut donc assigner deux critiques
à cette théorie des philosophes-roi : d’une part, l’autoritarisme
des détenteurs de la " Science du pouvoir " (que pourrait bien
être une telle science ?) et d’autre part à partir de ce point
de vue, on rejète l’opinion en lui refusant la possibilité de
vouloir la loi. Comment éviter d’imposer des lois à l’opinion
?
Contre Platon, on peut penser avec Rousseau que la volonté de la loi
a le primat sur son élaboration. Pour Rousseau, faire la loi, c’est
la vouloir.
Dans la Huitième Lettre de la Montagne, il écrit
" un peuple libre obéit aux lois mais n’obéit qu’aux lois,
c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes ". Pour
éviter l’impasse de la contrainte violente de la loi, Rousseau a l’idée
de mettre en avant le caractère obligatoire " être libre,
c’est obéir à la loi ". Pour qu’une loi soit légitime,
il faut qu’elle soit juste. Sur ce point, Rousseau et Platon se rejoignent pour
penser que la loi doit être l’expression de l’intérêt commun
? C’est donc l’opinion publique qui seule à la capacité de légiférer
légitimement. Demeure le problème du moyen pour y parvenir.
La définition de la démocratie comme un gouvernement du peuple,
par le peuple et pour le peuple soulève deux principaux obstacles à
la capacité du peuple à légiférer.
Tout d’abord, un régime organisé par le peuple risque d’aboutir
à ce que Platon , qualifié de " régime d’incompétents
" au sein duquel chacun ne légiféreraient qu’en fonction
de sa propre idée surgie spontanément, d’une opinion dans le sens
de la " doxa " c’est à dire une manière de voir qui
ne repose pas sur la raison (contrairement au jugement) ne traduisant qu’une
conviction, une impression approximative considérée à première
vue comme une vérité et qui risque de prendre un aspect dogmatique
ne souffrant aucune remise en question. Or la loi doit instaurer la stabilité
ce qui implique donc la durée : une opinion spontanée contrairement
à un jugement mûrement réfléchi ne saurait faire
une loi.
Seule la dictature permettrait au dirigeant de proclamer " mon opinion
fait acte de loi ", " la loi, c’est moi " mais nous avons démontré
précédemment avec Rousseau le caractère illégitime
d’un tel régime : c’est un faux régime.
D’autre part, un régime organisé pour l’opinion risque de déboucher
sur une tyrannie de la majorité : l’opinion publique ferait SA loi, c’est
à dire un régime qui ne tiendrait compte que des intérêts
de la majorité et qui mépriserait les minorités. On aperçoit
ici l’aspect moral de la législation : la loi doit viser le bien et rein
ne garantit que la majorité ne s’oriente vers le bien, en effet nous
avons vu précédemment que le nombre n’était pas un argument
valide. On touche ici un problème posé au régime démocratique
: la difficulté de connaître l’intérêt de l’opinion
à long terme. Pour que le peuple ait la capacité de choisir une
loi véritable, une unification de l’intérêt commun est nécessaire.
Ce qui est rendu possible grâce à la volonté générale.
Au sens kantien, elle ne consiste pas dans la somme des volontés particulières,
c’est la capacité de l’homme de vouloir pour tous avant de vouloir pour
lui-même. Cependant, même en supposant que l’opinion ait cette capacité
de reconnaître la loi, de la choisir, ce peuple est une multitude aveugle
qui ne sait pas toujours ce qu’il veut ; il a besoin d’être guidé
sur ce qui est son intérêt. Qui va pouvoir éclairer le peuple
et concevoir la loi ?
On peut proposer deux solutions :
D’une part, comme Rousseau, on peut penser à un être étranger
à l’opinion publique, n’ayant aucun intérêt lié aux
lois, afin de ne pas retomber dans un régime autoritaire. Grâce
à une intelligence au-dessus des forces humaines, ce sur-homme aurait
la capacité de ressentir l’intérêt général
à travers les besoins particuliers des individus et de les transcender
en un texte de loi universel possible qu’il soumettrait ensuite à la
volonté du peuple. Une difficulté supplémentaire au travail
du législateur est de n’utiliser ni la force, ni la raison. D’après
Rousseau, la fonction du législateur serait d’être la voix du peuple,
de faire en sorte que les citoyens puissent être à l’unisson en
utilisant un langage qui ne saisisse pas la raison mais le cœur des citoyens.
Ainsi la fonction du législateur ne se définit plus comme une
science contrairement à ce que pensait Platon mais comme un art.
Cette solution idéaliste semble difficilement applicable dans les faits
car il est difficile sinon impossible d’identifier un tel sur-homme.
Une seule solution pour concevoir la loi est de recouvrir au service d’éléments
du peuple grâce à un système représentatif : la souveraineté
populaire kantienne. La notion de souveraineté populaire est pensée
en terme d’idée régulatrice, à titre d’exigence. Lorsque
nos représentants discutent des lois, ils doivent le faire dans l’intérêt
commun. L’intérêt général doit être définit
en tenant compte de l’organisation sociologique du peuple. Kant est partisan
d’un système représentatif médiatisée qui fonctionnait
à partir d’élections internes de mandataires en fonction de chaque
ordre social pour unifier l’intérêt général, un système
finalement très proche de l’Ancien Régime. Pour éviter
que les mandataires ne perdent de vue l’intérêt des électeurs,
Sieyès introduit en 1791 la notion de députation nationale. Une
nécessité absolue de ce système réside dans le pluralisme
des partis : c’est de la confrontation de ceux-ci que se dégage l’intérêt
général. En effet le consensus, la pensée unique ne sont
pas fertiles, dynamiques. Ils ne conduiraient qu’au conformisme. C’est ce qui
fait dire à Ricoeur " C’est par rapport à cet idéal
de la libre discussion que se justifie la pluralité des partis…encore
faut-il que cette libre discussion soit praticable, que nul n’ignore que le
discours politique n’est pas une science, mais au mieux une opinion droite.
"
Les enjeux liés au fait que l’opinion fasse la loi sont
nombreux :
D’une part des choix réalisés par une opinion publique lui sont
propres et ainsi la définisse. On assiste ainsi à l’élaboration
d’une caractérisation de l’opinion : ses choix appartiennent à
sa culture. Ce qui peut avoir des effets néfastes ; en créant
parallèlement un phénomène d’exclusion par rapport aux
autres cultures et même aux minorités, parties pourtant intégrantes
de l’opinion publique. Des choix sur des sujets tels que la peine de mort positionnent
les opinions les unes par rapport aux autres et marginalisent les membres de
l’opinion qui ne partagent pas les décisions prises à la majorité.
En matière de division de l’opinion, l’exemple de l’affaire Dreyfus est
éloquent :
La célébration du centenaire du célébrissime "
j’accuse " de Zola a consacré le droit de résistance de l’intellectuel
face à une décision de justice qu’il trouvait injuste en son âme
et conscience. Quelle doit être la fonction de l’intellectuel ?
Au début du siècle, Barrès fustigeait les intellectuels
en les qualifiant " d’aristocrates de la pensée, d’oligarchie immorale
et vaniteuse, prétentieuse et grotesque de gradés, de diplômés,
d’agrégés, de docteurs qui cherchent à afficher qu’elle
ne pense pas comme la vile foule. " Il souligne par ses mots polémiques
que l’intellectuel n’est qu’un membre à part entière de l’opinion
dont le jugement n’a pas plus de " valeur " que n’importe quel autre
citoyen.
Au contraire des intellectuels comme Voltaire pour l’affaire Calas, et plus
récemment André Malraux, André Gide, Simone de Beauvoir…
Alain Finkielkraut, Bernard Henry Levy… n’hésitent pas à
s’investir dans les grands débats de société. Pour Sartre
en effet, l’intellectuel est engagé par nature et par fonction, il ne
doit pas hésiter à mettre en avant le droit de l’insoumission,
ou droit à la désobéissance civique pour influer sur l’opinion.
On peut illustrer cet engagement par les multiples initiatives d’Emile Chartier
(Alain), Camus, André Gide, André Breton, Jean Giono… fondateurs
d’un comité décidé à refuser la peste brune…ou
André Gluckmann, Jean-Paul Sartre et Raymond Aaron demandant à
Valéry Giscard d’Estaing d’intervenir en faveur des " boat people
" … ils réfléchissent sur l’aspect moral, éthique
posé par les grands problèmes de société, les politiques
mises en œuvre…et essaient d’orienter l’opinion par leur prestige
personnel.
Pour diffuser toutes ces réflexions, une information objective (ou du
moins la moins partiale possible) et accessible à tous est une autre
condition nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie :
la première moitié du XXe siècle grâce aux révolution
technologiques en matière de télécommunications aura été
l’Age d’or des idéologies véhiculées par la propagande
démontrant ainsi la malléabilité des populations. Mais
la relation aux médias est double : s’il est vrai qu’ils jouent subtilement
un rôle dans le conditionnement de l’opinion c’est ainsi qu’on laisse
miroiter un semblant de choix concernant la mode…qui est en fait imposé
par les puissants. En retour, par l’exercice d’un " chantage à
l’audimat " l’opinion contraint les media à diffuser ce qu’elle
a envie de visualiser.
" La démocratie est le meilleur régime à condition
que le peuple soit éduqué " disait Socrate ; le peuple
doit faire preuve de ce que Montesquieu appellera dans l’Esprit des Lois
la vertu politique c’est à dire approximativement le civisme ; une responsabilité
des citoyens envers la loi dont ils sont les auteurs et les sujets. La stabilité
du régime se manifeste par la préférence donnée
à l’intérêt général sur l’intérêt
particulier. Et même en ayant reçu cette éducation demeure
le grand danger pour l’opinion de succomber aux promesses de démagogues
qui se contentent de flatter les intérêts de l’opinion à
court terme éludant toutes réflexions sur le long terme.
Enfin avec l’apparition du phénomène de mondialisation, ce n’est
plus l’opinion publique d’un état qui fixe ses propres normes, mais elle
subit de plus en plus d’incidences des autres opinions publiques d’autres états
étrangers pour aboutir à une uniformisation à l’échelle
mondiale.
Pour conclure si dans le domaine scientifique, il est absolument
illégitime que l’opinion se mêle d’établir des lois, dans
le domaine sociologique et surtout politique, l’opinion est la seule source
légitime de lois.
Dans les faits, si l’opinion tient les politiciens à se merci par les
sondages, elle est aussi elle-même manipulée, conditionnée
par les médias et les intellectuels (ses élites). Au milieu de
toute cette confusion, de tous ces tiraillements qui vont dans le sens de son
intérêt ou de son détriment, le civisme et la moralité
demeurent les seuls points de repère indispensables au bon fonctionnement
du système démocratique.