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L’expérience du mal est ambiguë : celui-ci peut
parfois paraître salutaire et ouvrant sur le bien. La souffrance et le bonheur,
certes ne semblent pas compatibles : il serait contradictoire de pouvoir souffrir
tout en étant heureux. Toutefois, il apparaît plus probable que la
souffrance et le bonheur soient deux étapes successives ayant des liens
de causalité. En effet, nous sommes coutumiers de tels renversements :
la douleur appelle à la médecine, la pauvreté invite à
la sagesse… Ainsi faut-il souffrir pour apprendre à être heureux
?
Il s’agit dès lors de se demander si la souffrance, qui est une forme du
mal, est une condition nécessaire et suffisante au bonheur. Encore faut-il
tout d’abord s’entendre sur la possibilité d’un apprentissage du bonheur
et sur ce que signifie " être heureux ". Etre heureux, est-ce
un état fortuit ou le résultat d’une activité ? Faut-il souffrir
pour pouvoir enseigner aux autres comment être heureux ? Le bonheur est-il
essentiellement individuel ou ne peut-il pas également être collectif
?
Dans la perspective de ces réflexions, on peut tout d’abord se mettre d’accord
sur l’éventualité d’un accès au bonheur par le biais d’un
apprentissage. Dans un second temps, nous verrons si l’on peut apprendre à
être heureux sans souffrir, puis en quoi le passage par la souffrance peut
au contraire être révélateur du bonheur, être en quelque
sorte une " nécessité " au bonheur, nécessité
qui poserait alors le problème de la justification du mal. Enfin, il sera
intéressant de se demander si la souffrance est une condition suffisante
pour apprendre à être heureux.
Bonheur et souffrance sont, au premier abord, deux termes contraires. Le premier
se réfère au bien en tant que complète satisfaction intérieure
tandis que le second correspond à une forme du mal, le mal subi que Leibniz
appelle " mal physique ".
Ainsi, être heureux, c’est éprouver du bonheur. Or bonheur signifie
" bon-heur ", dérivé du latin augurium
qui signifie " augure ", " chance ".
Le bonheur, comme le malheur, est donc quelque chose qui arrive, qui nous échoît
sans qu’on ne s’y attende. Mais il est alors du même coup précaire,
et échappe à toute tentative de maîtrise. L’acception courante,
toutefois, le fait passer pour un état maîtrisable que l’on peut
chercher à atteindre volontairement.
Les philosophies antiques nous proposent cela. En effet, elles considèrent
le bonheur comme le Souverain Bien, c’est-à-dire, la fin suprême
à laquelle toutes les autres sont subordonnées. En disant cela,
elles affirment que le bonheur n’est pas un don mais qu’il peut être produit,
qu’il est en quelque sorte en notre pouvoir et qu’il doit être recherché.
C’est donc à donner une définition du bonheur qui en rende la
maîtrise possible que s’est attachée la pensée antique.
Il s’agit donc de philosophie pratique et didactique qui s’assimilent presque
à des " recettes " pour être heureux tel que le "
tetrapharmakos ", le quadruple remède énoncé par Epicure
dans la Lettre à Ménécée. L’hédonisme
épicurien consiste en une satisfaction mesurée des désirs
et à éviter les souffrances afin d’atteindre l’ataraxie. D’une
toute autre manière, les Stoïciens préconisent l’éloignement
de tout ce qui pourrait troubler la paix de l’âme, essentiellement les
passions, considérées comme des mouvements antinaturels.
Il apparaît donc que le bonheur peut faire l’objet d’un apprentissage
et donc qu’il peut être enseigné comme le proposent les différentes
écoles antiques.
Et en effet, peut-on dire si l’on naît heureux ou malheureux ? On naît
innocent puisque, dans un sens, on n’a pas encore commis de faute, et dans un
autre, on n’a pas de conscience, autrement dit pas de connaissance du malheur
ni du bonheur. A la naissance, l’homme est seulement perfectible comme l’énonce
Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes, c’est-à-dire qu’il est capable de progresser.
Dans l’ " état de nature ", l’homme fait l’expérience
d’un bonheur inconscient. Ce n’est qu’avec la confrontation à l’autre
et l’émergence de la conscience que l’homme accède à une
connaissance du bonheur et du malheur. L’apprentissage du bonheur ne peut se
faire qu’avec l’émergence de la conscience. Ainsi, dès sa naissance,
l’homme est appelé à évoluer, à progresser. Tout
accès au bonheur pourrait ainsi nécessiter une forme d’initiation.
Mais comment pourrait s’effectuer cet apprentissage ?
Force est de constater que le parcours de la vie est surmonté d’obstacles,
semé d’embûches. En effet, la vie est une confrontation aux maux
; le mal est partout et tout le temps. Ainsi, la naissance de l’homme en elle-même
est une souffrance, et même auparavant, le fœtus peut être
sujet à des douleurs prénatales. Est-ce à dire que le bonheur
passe nécessairement par de la souffrance ? Ne peut-on pas concevoir
un accès au bonheur sans passer par des expériences douloureuses
?
Si, par exemple, on considère le bonheur comme un état d’unité,
d’harmonie, si être heureux, c’est " vivre en harmonie avec la nature
" comme le déclarent les philosophes antiques de la sagesse, alors
la souffrance ne semble pas un moyen d’y accéder.
En effet, par la souffrance physique, par exemple, " l’opposition entre
le corps et l’esprit est radicalisée " (Frédéric Laupies)
; l’homme conçoit la souffrance qu’il ressent comme une étrangeté.
Le sujet perd ainsi de son unité. La souffrance rend non seulement l’unité
du moi impossible, mais également l’accord entre soi et le monde. Le
sujet peut alors faire l’expérience de la solitude comme le personnage
de Job dans Le livre de Job qui, souffrant de multiples maux,
s’écrie : Vous voyez que je ne trouve en moi-même aucun secours
et mes propres amis m’ont abandonné. En ce sens, la souffrance ne
peut pas amener à vivre en harmonie avec la nature. Les épicuriens
préconisent ainsi de fuir toute sorte de douleurs et de rechercher les
plaisirs simples. Pour l’épicurisme, pour être heureux, il faut
se détacher de la souffrance.
On peut se demander, en outre, si l’observation de la souffrance d’autrui peut
suffire à révéler et augmenter notre bonheur comme le soutient
Lucrèce dans le De Natura Rerum : il est doux de regarder
les maux dont on est soi-même exempt. Mais peut-on réellement
être témoin des souffrances d’autrui sans compatir ou sans avoir
pitié ? Le cas échéant, cette attitude est moralement condamnable.
Et lorsqu’il tombe dans un mouvement de compassion ou de pitié, l’homme
n’est plus à l’abri de la souffrance.
En effet, la compassion et la pitié désignent ensemble un élan
douloureux envers autrui, élan suscité par le spectacle des maux
qui l’accablent, et débouchant sur le désir de prendre part à
ces maux afin de les soulager. " Compassion " signifie étymologiquement
" souffrir avec ". Comment, dans ce cas, partager les souffrances
d’autrui sans les renforcer ? Ainsi, Nietzsche dénonce une fausse communion
dans la compassion. Pour lui, la compassIon accroît la souffrance dans
le monde (Aurore, 1881). Pour Spinoza, la pitié est
essentiellement une contagion de la douleur, dont il faut se garder car elle
affaiblit l’individu et le rend incapable de juger et d’agir suivant la raison
: L’homme qui vit sous le commandement de la raison s’efforce autant qu’il
se peut de ne pas s’apitoyer.
L’observation de la souffrance d’autrui ne me garantit donc pas l’accès
au bonheur sans souffrir par moi-même. De plus, être ou avoir été
témoin de la souffrance des autres peut au contraire me conduire à
la souffrance et au malheur. En effet, je peux d’autant plus apprécier
mon bonheur en connaissant le malheur des autres ; je peux m’estimer heureux
et me contenter de ce que j’ai en sachant qu’il y a plus malheureux (on peut
appliquer ce schéma, par exemple, entre les peuples des pays riches et
ceux du Tiers-Monde). Mais, par contre, en ayant toujours à l’esprit
les souffrances des autres, on peut éprouver un certain malaise, une
certaine culpabilité face à notre situation heureuse et à
chaque fois qu’un événement heureux vient s’y ajouter. En ce sens,
on n’atteint pas le bonheur, on n’est pas heureux et on ne peut le devenir tant
que les plus malheureux ne peuvent partager ce bonheur.
Ainsi, par la compassion, je souffre mais je ne contribue pas par là
à " apprendre à être heureux " aux souffrants,
mais au contraire, je renforce leur souffrance et je ne contribue pas à
les en sortir tant que la compassion n’est pas accompagnée de l’action.
Pour résumer, par la souffrance, je m’éloigne de moi-même,
des autres et du monde ou encore j’entraîne les autres dans ma souffrance.
Dans les deux cas, il n’y a pas d’accès au bonheur.
Cependant, par la souffrance qui donne droit au secours de l’autre, l’homme
se rend digne de bonheur. Paradoxalement, la souffrance dévoile les conditions
même du bonheur. Les faux biens disparaissent de même que les faux
maux et les conditions du contentement apparaissent. La souffrance est-elle
ainsi nécessaire pour apprendre à être heureux ?
La souffrance est révélatrice du bonheur dans la mesure où
elle permet d’en mesurer la valeur.
Il faut tout d’abord remarquer qu’avant d’en être le moyen, la souffrance
est le point de départ d’une quête du bonheur. En effet, si l’homme
aspire, désire, veut le bonheur, c’est qu’il souffre car tout désir
est un manque. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est
comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un
manque donc une douleur… écrit Schopenhauer dans Le monde
comme volonté et comme représentation ; il affirme de
la même façon que tout désir naît d’un manque, d’un
état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance tant qu’il n’est
pas satisfait. Pour Schopenhauer, tourné tout entier vers l’aspiration
au bonheur, l’homme oscille entre deux pôles : la souffrance, créé
par l’absence de bonheur et l’ennui que provoque sa présence continue.
De nombreuses croyances religieuses, notamment judéo-chrétienne,
ont largement exploité la souffrance comme médiatrice du bonheur.
Tel est le principe de la rétribution qui peut s’apparenter à
une sorte de commerce entre Dieu et les hommes.
Ainsi, pour celui qui a commis le mal, il devra souffrir pour expier ses péchés.
La punition, le châtiment sert ici à faire prendre conscience du
bien et du mal au pécheur et à lui montrer par là la voie
vers le bonheur. C’est la rédemption. Toute souffrance a un sens. Si
elle n’est pas justifiée, l’homme peut l’accepter dans la mesure où
il peut en retirer un " profit " auprès de Dieu qui lui offrira
une vie heureuse ultérieurement, que ce soit en ce monde pour la religion
judaïque ou dans l’au-delà dans la religion chrétienne :
heureux les opprimés car le royaume des cieux est à eux.
Mais cette conception d’une souffrance nécessaire pour vivre heureux
n’est valable que pour les croyants. D’un point de vue philosophique, si l’on
considère le bonheur comme Souverain Bien, l’allégorie de la caverne,
qui figure dans le Livre VII de la République de Platon,
nous enseigne sur la nécessité de la souffrance. En effet, ici,
le souverain bien est la vérité, l’intelligible. Pour atteindre
ce monde de l’intelligible, symbolisé par le monde extérieur,
l’homme confiné au monde sensible au fond de la caverne doit faire des
efforts pour s’en détacher et doit souffrir pour atteindre l’extérieur,
ce qui est symbolisé par la souffrance éprouvée lorsque
ses yeux sont éblouis par le soleil.
Le passage par la souffrance apparaît donc comme un moment nécessaire
pour apprendre à être heureux. Mais est-ce que cela suffit à
être heureux ?
Il semble que non puisque la souffrance peut nous mener sur d’autres voies que
celle du bonheur. En effet, c’est tout le danger des passions, qui sont des
affections, qui peuvent prendre le dessus sur la raison. Ainsi, la souffrance
peut mener à la violence. Les comportements de délinquance ont
souvent pour origine un malaise social.
La souffrance seule ne garantit pas un accès à
l’apprentissage du bonheur. La souffrance ne suffit pas à apprendre à
être heureux. Plusieurs conditions sont à remplir.
Tout d’abord, il faut pouvoir surmonter la souffrance et ne plus la craindre
car la peur de la souffrance révèle une incapacité à
être heureux : il y a des choses qui ne s’obtiennent pas quand elles
sont devenues le but conscient de l’activité ; et des choses qui arrivent
d’autant plus sûrement qu’on avait voulu les éviter (Max Scheler,
Le sens de la souffrance). Le bonheur est donc pour celui qui
n’a pas peur de souffrir. Il est loin d’être occulté par la souffrance,
il sait en tirer le fruit et donne la force de le surmonter. Le bonheur est
à conquérir et cette conquête doit passer non pas par une
souffrance subie mais par une réaction face à cette souffrance,
par un travail de réflexion à effectuer sur celle-ci. La souffrance
constitue une épreuve qui une fois surmontée nous grandit, nous
éduque, nous fait mûrir à condition que l’on en tire des
leçons. Elle permet d ’avoir une vision réaliste et non naïve
du monde et permet de cette façon de prendre conscience des causes qui
nous déterminent ce qui augmente notre puissance d’agir, selon Spinoza.
La souffrance permet d’accéder à la lucidité. Ainsi, la
souffrance éprouvée par la perte d’un proche permet de prendre
conscience de la finitude humaine et donc que le bonheur ne peut être
espéré dans l’immortalité. La confrontation aux maux d’une
manière générale permet de nous faire savoir où
l’on peut trouver du bonheur.
La souffrance qui se transforme en action en perdant son aspect de passivité
peut apprendre à être heureux. Elle provoque une révolte,
une puissance d’indignation. L’homme dit non à ce qui est et oui à
ce qui doit être. Il a donc connaissance de la voie à suivre pour
être heureux. Peut-il alors l’enseigner ? Cette perspective se confronte
à deux difficultés : tout d’abord le risque déjà
évoqué de tomber dans la compassion et ensuite la relativité
du bonheur. En effet, chaque individu a une conception particulière du
bonheur. Une situation heureuse pour quelqu’un l’est peut-être moins pour
quelqu’un d’autre.
Ceci dit, le passage par autrui semble nécessaire, il permet le dépassement
de soi par la maïeutique par exemple. En effet, pour Rousseau, le salut
passe par l’éducation et celle-ci suppose la présence d’autrui.
Autrui est d’autant plus nécessaire que le bonheur n’est pas seulement
individuel mais peut aussi passer par le bonheur, l’harmonie collective. L’autre
doit donc être pris en compte dans l’apprentissage du bonheur. Mais le
passage par un " maître " n’est que provisoire, il doit servir
de miroir à l’individu, mais ensuite, c’est à chacun de poursuivre
son propre apprentissage par ses propres souffrances car l’expérience
de la souffrance et du bonheur est personnelle et particulière. Ainsi,
pour Nietzsche, la souffrance ne saurait être partagée ; propre
à chacun, elle doit être combattue par chacun, et seule est possible
une solidarité dans la joie.
La souffrance est donc une condition nécessaire mais pas suffisante pour
apprendre à être heureux. Elle doit agir comme un moteur de l’action
et ne doit pas être subie par résignation.
Le bonheur est une quête perpétuelle et propre à chacun,
qui doit passer par autrui en tant que miroir de soi-même et non pas en
tant que précepteur.
Cette réflexion sur la souffrance est actuellement à l’œuvre
dans les conceptions modernes de l’éducation où les parents cherchent
à éloigner leurs enfants de toute forme de mal, en les surprotégeant,
en évitant de les contrarier, etc. Mais ces pratiques douces les amènent-ils
à apprendre à être heureux ? Ne faut-il pas au contraire
laisser l’enfant se confronter à la souffrance afin de pendre conscience
du monde qui l’entoure ? Un juste milieu est à trouver.