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L’histoire a été marquée par des interrogations
sur la place de l’Etat, sur son rôle politique et social. L’Etat se définit
par un ensemble d’administration, d’institutions censées régler
la vie en société par l’instauration de lois pour éviter
que les hommes ne se nuisent entre eux. L’Etat est donc certes un bienfait pour
l’homme mais il constitue également une contraint. Est-ce à dire
que l’Etat est un " mal nécessaire " ?
Il s’agit donc ici d’articuler les notions de moralité, que l’on peut définir
comme science du bien, et de la politique qui est l’art de gouverner la cité
antique ou l’Etat moderne aujourd’hui. L’Etat est-il nécessaire ? En quoi
peut-il constituer un mal pour l’homme ? De là, peut-on en déduire
que c’est cette part " mauvaise " de l’Etat qui est nécessaire,
ou n’est-ce pas plutôt un autre de ses aspects qui l’est ? Nous sommes donc
amenés à nous interroger sur la " légitimité
" de l’accomplissement du mal par l’Etat. Ne peut-on pas concevoir un type
d’Etat qui répondrait à cette nécessité tout en évitant
le mal ?
Il faudra donc, dans un premier temps, s’interroger sur ce qui peut rendre la
mise en place d’un Etat nécessaire ; puis, dans un second temps, nous verrons
dans quelle mesure l’Etat peut être jugé bon ou mauvais et quelle
est alors sa légitimité. Enfin, nous nous pencherons sur les conditions
de possibilité d’un Etat sans mal, ou du moins d’un Etat qui s ’éloignerait
du mal.
L’analyse de la nature humaine permet de justifier ou non la mise en place d’un
Etat. Toutefois, les caractéristiques de l’homme à l’état
de nature diffèrent selon les philosophes qui les étudient. Cela
aboutit-il pour autant à des conceptions différentes quant à
la mise en place d’un Etat ou quant à la forme prise par celui-ci ?
Pour Aristote, L’homme est un animal politique, autrement dit, l’homme
ne peut se concevoir que dans le cadre de la société. Pour les
Anciens, le monde suit une hiérarchie, un ordre naturel. L’essence précède
l’existence et chacun a une place dans le monde qui lui revient selon sa nature.
Le mal, la violence procède par conséquent d’une atteinte à
cet ordre. L’Etat apparaît alors nécessaire pour faire respecter
cet ordre naturel qui garantit la paix. Bossuet, un peu plus tard, propose une
vision analogue de l’Etat à ceci près que cet ordre naturel est
d’origine divine. Dans les deux cas, l’Etat est légitimé par une
transcendance : la nature ou Dieu, ce qui s’oppose aux théoriciens du
" contrat social " selon lesquels l’Etat tire sa légitimité
de la société elle-même, de la nature de l’homme. Il relève
donc d’une décision des hommes, il est institué.
En effet, Rousseau explique dans son Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes (1755) que l’homme est
à l’état de nature un être amoral qui vit seul. La non-satisfaction
de ses besoins par la nature l’amène alors à constituer une société.
Ainsi, la société serait une provocation et non une vocation comme
le sous-entend Aristote. Avec cette société apparaissent les passions,
les rivalités et les conflits entre les hommes. L’instauration d’un Etat
législateur devient alors nécessaire.
Pour Hobbes (Le Léviathan), l’homme est un loup pour
l’homme. En effet, l’homme a selon lui une propension naturelle à
faire le mal et l’état de nature est un état de guerre permanente.
L’Eta apparaît alors comme autorité pour régler cette société,
corriger l’homme et l’empêcher d’accomplir la violence.
Enfin, Locke, pour sa part, considère la liberté et l’égalité
comme des attributs, pré-politiques de l’homme. L’Etat est alors là
pour les préserver.
L’instauration d’un Etat semble donc être une étape indispensable
à l’évolution de toute société, ce qui est confirmé
par les utopies que constituent les sociétés sans Etat. En effet,
les apologistes de l’anarchie que sont Proudhon et Bakounine considèrent
l’Etat comme un mal en lui-même qui n’est pas nécessaires. De même
la " dictature du prolétariat " prônée par Karl
Marx est une transition vers une société sans classes, donc sans
Etat. Or l’expérience a montré que les conceptions anarchistes
de la société aboutissaient à un monde de violence où
la loi du plus fort serait de mise. Tout comme dans les sociétés
communistes, l’Etat finit par apparaître sous la forme d’un pouvoir autoritaire.
A ce stade, la présence de l’Etat apparaît donc comme une évidence.
Toutefois, comme le soulignent aussi bien les anarchistes que les communistes,
l’Etat ne va pas toujours dans le sens du bien ; il est un instrument de domination
de classe et c’est pour cela qu’il doit être aboli. L’exercice de l’Etat
peut-il en effet toujours s’accorder avec la morale ?
L’actualité montre fréquemment que l’absence d’un Etat, sa faiblesse
concourait à renforcer les conflits sociaux. C’est notamment le cas des
guerres civiles, en Afrique par exemple, comme le décrit l’écrivain
ivoirien Kourouma dans Allah n’est pas obligé…. Il
y décrit le désordre et la violence absurde qui règnent
qu Libéria et en Sierra Leone. Les lois et les droits y sont variables
d’un endroit à un autre et changent selon le bon vouloir des chefs de
factions qui utilisent les enfants, les " small-soldiers ", comme
instruments de guérilla.
La présence d’un Etat, qui fixe des lois, est une garantie de liberté
et de sécurité. L’Etat se voit effectivement souvent attribué
des fonctions positives garantissant le bien de la société, en
tant qu’Etat-Providence, par exemple. Il permet une paix et une régulation
sociale en dissuadant ou en sanctionnant les crimes par la loi, mais également,
dans une certaine mesure, en les amnistiant. Ainsi, d’un point de vue juridique,
Joinet montre dans La mémoire et l’oubli que l’amnistie,
qui se distingue de la grâce, de la réhabilitation et de la prescription,
est un acte politique qui contribue à la paix sociale.
Certes, l’Etat est un bienfait pour les hommes mais il laisse apparaître
des contradictions et peut être porteur du mal. En effet, l’Etat garantit
le respect de l’égalité et de la liberté dans la démocratie
mais il demande en contre-partie un renoncement partiel à cette liberté
et l’obéissance à une autorité. Ainsi, Benjamin Constant
dans ses Ecrits politiques (1813) montre que l’aliénation
à la communauté que prône Rousseau dans Du Contrat
Social et qui devrait garantir une égalité entre les hommes
aboutit nécessairement à la soumission à une autorité
puisque, pour que la souveraineté du peuple s’exerce, il faut bien désigner
des représentants qui alors n’ont plus le même statut que les autres
individus.
A cela s’ajoute que l’Etat peut faire paradoxalement le mal pour empêcher
le mal. Toute loi est en effet attachée à un pouvoir coercitif
et à la possibilité d’une sanction. L’Etat peut, au nom du réalisme
politique, écarter tout critère moral.
C’est tout l’objet du Prince (1512) de Machiavel qui dresse le
portrait du meilleur prince possible et non idéal. Selon lui, l’efficacité
politique prime sur la moralité. Le monarque peut user de toutes les
ruses, il peut tromper mentir pour arriver à ses fins et garder le pouvoir.
Il doit faire preuve de pragmatisme. A son sujet, Machiavel dit qu’il reste
dans le bien, si la chose est possible, qu’il sache opter pour le mal, si cela
est nécessaire. Il s’oppose ainsi à Montaigne qui dans ses
Essais affirme qu’il faut préférer l’honnête
à l’utile. L’Etat devient mauvais lorsque c’est la loi du plus fort qui
y règne comme dans les tyrannies, lorsque l’Etat est érigé
en absolu dans les totalitarismes. Ceux-ci sont des régimes non démocratiques
où le pouvoir est concentré dans les mains de quelques-uns dont
la pratique reste opaque et qui vise à rendre transparente la vie des
individus. L’Etat peut donc aboutir à un mal si son pouvoir n’est pas
limité.
Qu’est-ce qui permet alors d’éviter cet excès, sur quels principes
l’Etat doit-il reposer pour garantir une paix sociale sans nuire à la
liberté humaine ?
Pour Benjamin Constant, la souveraineté doit être limitée
par la balance et la distribution des pouvoirs ainsi que par la force de l’évidence.
D’une manière plus générale, le pouvoir de l’Etat doit
être limité et c’est l’état de droit et non la loi du plus
fort qui doit régner pour éviter toute dérive totalitaire.
De plus, tout dépend de quels principes dérive l’autorité.
Elle ne doit donc pas dériver de la force qui est illégitime,
mais de la volonté générale. Or, comment obtenir cette
volonté générale ? Il s’agit non pas de l’addition de toutes
les volontés particulières mais de la part d’universalisable que
l’on retrouve dans ces volontés. Ceci rejoint la morale de Kant exposée
dans le Fondement de la métaphysique des mœurs selon
laquelle nous agissons moralement dès que la maxime de notre action,
c’est-à-dire le mobil de notre action, est universalisable.
Ainsi, il apparaît que, pour que l’Etat ne soit pas un
mal, qu’il ne porte pas atteinte à la liberté humaine, il doit
prendre comme principe d’action et tirer sa légitimité de la volonté
générale. Celle-ci doit être conçue comme une articulation
du devoir et de la liberté de l’homme. En effet, si la loi édictée
par l’Etat procède de la volonté générale, alors
se soumettre à cette loi n’est donc pas un mal car c’est se soumettre
à sa propre loi (principe de l’autonomie).
L’Etat est donc une nécessité mais ce n’est pas u mal nécessaire
pour l’homme puisque l’Etat émane de l’homme lui-même.
Reste toutefois posée la question de savoir si cette conception est vraiment
réalisable dans les faits, si cet universalisme n’est pas condamné
à rester un " idéal ".