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Parler de soi aujourd’hui n’est plus banni, cela devient même la préoccupation
première de beaucoup de gens tant il est important de savoir "se
vendre" pour accéder à des responsabilités. Paul Léautaud
dans son Journal va dans ce sens en affirmant: " Il parait
qu’il est immoral de parler de soi. Moi je ne sais guère parler que de
moi. (...) Le moi n’est pas du tout haïssable, bien au contraire. "
Cette référence à Pascal amène à se poser
la question de la place que l’on accorde à l’individu dans la société.
Est-il le centre, ou au centre du monde ou doit-il avec humilité accepter
une place plus en retrait? Dans un premier temps nous adopterons une position
critique face aux propos de Paul Léautaud, puis nous défendrons
l’idée de l’homme au centre de tout.
Si parler de soi peut apparaître discutable, ne parler que de soi l’est
encore plus. Cela amène d’une part à un risque d’enfermement,
de repli sur soi et d’autre part cette perspective limite le champ d’action
de l’écrivain en particulier et de l’homme en général.
Enfin d’après Pascal c’est tout simplement refuser la condition humaine,
qui n’est rien en face de Dieu.
Le risque d’enfermement est réel lorsqu’on ne parle que de soi car l’individu
devenant le sujet unique d’interrogation et de réflexion, la nécessité
de s’ouvrir au monde extérieur et aux autres personnes ne tient plus.
Elle devient inutile puisqu’elle n’apporte plus rien à l’étude
de soi. Par extension, le contact avec autrui est de plus en plus rare et devient
source de conflit car une discussion ou un dialogue nécessite une attention
réciproque, une écoute de l’autre et un respect mutuel. Ce comportement
aboutit à l’égocentrisme ou même parfois à des délires
de persécutions comme ce fut le cas pour Jean-Jacques Rousseau à
la fin de sa vie.
De cause à effet, ce repli manifeste sur soi limite considérablement
le champ d’action de l’homme. En effet, enfermé dans son monde, l’homme,
à l’image de Paul Léautaud ne sais plus parler que de lui-même.
Le reste s’est volatilisé et comme l’avoue Léautaud, parler d’autre
chose, évoquer une autre sujet que soi devient impossible. Ce manque
d’ouverture apparaît comme un refus du monde qui entoure l’homme et développe
fortement l’individualisme au détriment de la société,
dans le sens d’une communauté d’homme qui vivent ensemble.
Enfin étudions le point de vue de Pascal pour qui "le moi est haïssable"
(Les Pensées). Pascal, avec cette rigueur extrême
héritée du Jansénisme défend l’idée que l’homme
n’est rien face à Dieu et qu’il n’a pas à se mettre en avant,
ce qui est le cas lorsqu’on parle de soi.
Haïssable, le moi l’est car il projette l’individu au-dessus de Dieu. Or,
Pascal le place au-dessus de tout et n’accepte pas que l’on puisse mettre l’homme
sur un pied d’égalité avec Dieu.
Ne parler que de soi amène donc à certains excès et à
défaut d’être immoral cela était perçu comme contraire
à la bienséance si chère à l’honnête homme.
Mais c’est cet ordre établi que vont renverser à partir du XVIIIe
siècle les philosophes des Lumières et qui aboutira au XIXe siècle
avec le Romantisme à la mise en avant systématique du "moi".
En guerre contre l’ordre établi de l’Ancien régime, le vif intérêt
que l’on porte à l’étude du "moi" s’explique dans un
premier temps par un rejet d’un des piliers de la société de l’époque:
la religion. Puis avec le Romantisme c’est surtout la découverte d’un
espace encore presque inexploré: le moi, l’étude des sentiments
personnels qui va encourager à parler de soi.
Au siècle des Lumières se révèle une nouvelle façon
de penser qui élève l’homme et le place au centre du monde, et
ceci au détriment de la religion catholique qui prône une vision
différente. Parler de soi, élever la condition de l’homme et défendre
l’idée de l’égalité entre eux se fait à l’encontre
de la religion qui est farouchement combattue par des philosophes comme Voltaire
ou des sociétés plus ou moins secrètes comme la Franc-maçonnerie.
L’homme devient l’unique objet des préoccupations comme le montre l’apparition
d’ouvrages à caractères très autobiographique comme Les
Confessions de J-J Rousseau. De plus avec la Révolution française,
les privilèges qui figeaient la société disparurent et
les obstacles à l’élévation de la condition de l’homme
tombèrent.
Mais si parler de soi se trouve facilité par les changements considérables
de la société, c’est aussi parce que l’exploration du moi est
source d’inspirations nouvelles pour nombre d’auteurs, notamment ceux du Romantisme.
En effet sous l’impulsion de Rousseau dans La nouvelle Héloise
considérée comme une oeuvre pré-romantique, des écrivains
comme Chateaubriand avec René ou les Mémoires d’Outre-tombe
vont trouver dans l’étude de soi qu’elle soit directe ou par transposition
comme dans René un champ d’action nouveau qui va contribuer
à reconsidérer une fois de plus la place de l’homme dans la société
ou il vit. Dans cette perspective, le moi n’est "plus du tout haïssable,
bien au contraire".
Parler de soi, au-delà de savoir si c’est immoral ou inconvenant, c’est
donc donner une certaine importance à l’homme. Le "moi" fut
tour à tour "haïssable" ou adulé selon les époques
et à travers elles les fondements d’une société qui place
l’homme sur un piédestal ou qui a la pudeur de considérer que
des forces lui sont supérieurs. C’est donc une question d’époque
et de mentalité. Les deux excès qui consistent à ne parler
que de soi ou à refuser de le faire laissent apparaître chacun
des limites. L’exploration du "moi" qui est loin d’être achevée
mérite d’être approfondie mais elle ne doit pas monopoliser les
esprits au point de se limiter qu’à cette étude.