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Pour Kant, l’art n’est pas la représentation d’une
belle chose mais la belle représentation d’une chose (Critique
de la faculté de juger). Cela suppose donc qu’une œuvre qualifiée
de belle peut nous proposer la représentation d’une chose en elle-même
terrifiante (guerre, scène d’agonie…), ce qui apparaît paradoxal
puisque le beau est traditionnellement un attribut positif plutôt associé
au bien tandis que le mal serait plutôt qualifié de laid. Comment
alors la représentation d’un mal peut-elle être belle ?
Il s’agit donc d’étudier le mal sous son aspect esthétique, à
savoir de se demander dans quelle mesure le mal peut être associé
à l’idée de beau. Comment la beauté peut-elle naître
d’un mal et, plus précisément, quelles conditions la représentation
d’un mal doit-elle remplir pour être belle ? Mais que recouvre la notion
de représentation et qu’est-ce qui définit le beau ?
Dans un premier temps, il faudra se demander dans quelle mesure la beauté
peut être associée aussi bien au bien qu’au mal, et plus précisément
s’il est possible qu’une représentation d’un mal soit belle. Ensuite, grâce
à la définition du beau, nous verrons si toute représentation
d’un mal est nécessairement belle et quelles en sont les limites. Pour
finir, il faudra s’interroger sur la moralité de la représentation
d’un mal et voir si l’esthétique du mal ne dépasse pas la simple
idée du Beau.
Le besoin de personnifier le mal, comme l’illustre la figure de Satan, de lui
donner une forme, un visage semble être un des traits les plus courants
et les plus universels de toute culture. Et on constate, au travers de l’art,
de la littérature et des mythologies notamment, que les différentes
figures du mal sont très souvent représentées sous des
aspects séduisants, sous de belles formes. Ainsi, dans la religion judéo-chrétienne,
Judas est désigné comme étant le plus beau des disciples
du Christ et Lucifer (lux ferro) porte la lumière. De même Pandore,
dans le mythe grec du même nom, est la femme " au beau corps aimable
de vierge " qui apporte le malheur aux hommes (Les Travaux et les
Jours, Hésiode). Plus récemment, Oscar Wilde montre dans
Le Portrait de Dorian Gray que la beauté physique de Dorian
peut dissimuler une laideur morale qui n’affecte que son portrait. Inversement,
derrière la laideur physique peut apparaître une beauté
morale à l’image de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris
de Victor Hugo ou du personnage de la Bête mis en scène dans le
film La Belle et la Bête de Jean Cocteau.
Ce dernier exemple montre clairement que le bien peut avoir les deux attributs
opposés de beauté et de laideur. En effet, le beau peut être
considéré comme l’équivalent du bien dans le domaine de
l’esthétique. Ils représentent tous deux des êtres idéaux
et symbolisent l’harmonie et le désir d’immortalité. Les Grecs
anciens vont jusqu’à confondre le beau et le bon. Ainsi, Platon, dans
Le Banquet désigne l’homme de bien comme beau et bon (kalos agathos).
Mais le mal peut très bien être associé au beau dans la
mesure où il exerce un attrait, une fascination dangereuse. On retrouve
cette idée dans le mythe de Faust où, ici, la beauté est
désirable même au prix de son âme.
Est-ce à dire alors, en imitant la formule de Sartre " la Beauté,
c’est le mal " dans la pièce La Bête et le Bon Dieu,
que le mal, c’est la Beauté ?
Mais est-ce le mal en lui-même qui est beau et en quoi la représentation
d’un mal peut-elle aboutir à un bien ? Il apparaît tout d’abord
nécessaire de représenter le mal puisqu’il est à la fois
multiforme et insaisissable en tant qu’idée. Or représenter qui
vient du latin repraesentere, rendre présent, c’est présenter
aux sens de manière actuelle et concrète, l’image d’une chose
irréelle absente ou impossible à percevoir directement (Dictionnaire
technique et critique de la philosophie). En outre, la représentation
opère une mise à distance de la réalité hostie du
mal représenté, ce qui la distingue de la simple perception. Lorsque
je contemple une œuvre, je suis à distance de ce qu’elle représente.
Ainsi la mort liée aux désastres de la guerre entre les Grecs
et les Turcs elle-même me menacerait, mais sa représentation par
Géricault (Le Radeau de la Méduse) ne saurait en rien me menacer.
Ainsi, c’est non pas le mal en lui-même, mais sa représentation
qui pourrait être belle.
Déjà, la représentation d’un mal peut aboutir plus généralement
au bien. Aristote, par exemple, considère que la tragédie, forme
théâtrale mettant en scène le mal tragique dans la condition
humaine, permet une purgation des Passions chez le spectateur, ce qu’on appelle
la catharsis. Dans une perspective plus psychanalytique, représenter
le mal (par des mots, par le dessin ou autre) est une des méthodes curatives
consistant à libérer le patient d’un complexe refoulé l’amenant
à une formulation dans le domaine conscient. D’une toute autre manière,
la représentation du mal peut être porteuse d’un message, d’une
dénonciation. Ainsi, Jérôme Bosch, peintre hollandais du
XVème siècle, constate et dénonce la misère et la
violence malgré l’opulence des villes et des campagnes flamandes par
ses croquis d’infirmes, de mendiants, déformés et mutilés.
De même, tenter de décrire le mal, de l’écrire peut avoir
une fonction de mémoire comme l’ont les témoignages de Primo Lévi
ou d’Elie Wiesel à propos de la Shoah. Les films de Pedro Almodovar,
quant à eux, peuvent être perçus comme un mode de déculpabilisation
de la société espagnole catholique par rapport au thème
de la sexualité par exemple.
Il apparaît ainsi que la représentation d’un mal peut être
belle. Mais toute représentation d’un mal est-elle nécessairement
belle ? De quel type de représentation s’agit-il et comment se définit
le beau ?
Le XIXème siècle a vu apparaître une fécondité
esthétique du mal avec le courant des Romantiques, dont notamment, Baudelaire
et les Fleurs du Mal ou encore Eugène Sue et Les
Mystères de Paris ou Hugo. Mais d’où vient le beau de
leurs œuvres ?
Tout dépend, tout d’abord de la finalité que l’on donne à
la représentation. Ainsi, les symboles sont des représentations,
ils rendent présente une idée, mais peuvent-ils être beaux
? Il apparaît que non dans la mesure où le contenu prévaut
sur la forme dans les symboles. Ainsi, la croix gammée ne peut pas être
belle puisqu’elle n’a pas de fonction esthétique mais celle de représenter
l’idée du régime nazi d’Hitler. Le beau n’est pas un moyen mais
une fin en soi. Il vient que le jugement du beau ne peut s’appliquer qu’aux
représentations artistiques. En effet, la représentation sous-entend
deux idées : celle d’une présence actuelle et sensible et celle
d’une substitution ( ce n’est pas le mal en lui-même qui est jugé
beau mais sa représentation) ; et, de plus, l’artistique est ce qui ne
vise que le beau, la contemplation chez le spectateur.
On retrouve ici des caractéristiques du beau comme plaisir désintéressé
défini par Kant dans Critique de la faculté de juger.
Ainsi, plusieurs conditions sont à remplir pour qu’une représentation
soit belle.
Le beau fait appel à la sensibilité plutôt qu’à l’intellect,
au conceptuel. L’accent est mis sur la nature fictive de l’objet esthétique
qui lui permet d’affecter la sensibilité de telle sorte que puisse être
représenté ce qui échappe à la conceptualité
de la pensée objectivante et au jugement moral. Goya dit ainsi que
le sommeil de la raison enfante des monstres (Caprices), notamment
lorsqu’il peint Saturne dévorant ses enfants. Toute signification est
exclue : les sculptures de la Vénus de Milo ou de la Victoire de Samothrace
auraient-elles le même succès esthétique si leurs bras ou
tête n’avaient pas été mutilés, ce qui leur a fait
perdre leurs significations originelles ? Toutefois, le sentiment du beau ne
provient pas uniquement d’une simple approbation de la sensibilité car
le plaisir des sens est relatif à chaque individu. C’est pourquoi il
nécessite des éléments d’universalité qui se trouve
dans ce que l’on appelle le bon goût. Le bon goût peut ne pas trouver
de plaisir à écouter du Bach mais il ne peut accepter qu’on ne
trouve pas cette musique belle. Cette universalité est toutefois plus
de droit que de fait. Le Beau est donc ce qui plaît universellement et
sans concept et, par conséquent, la beauté est une forme non conceptualisable
d’universalité.
A cela s’ajoute que, selon Kant, le beau se dégage de la sphère
des valeurs et de la vérité. L’esthétique est distincte
de la connaissance et de la morale car la jouissance esthétique ne se
soucie pas de l’existence réelle de l’objet. Le goût est donc indépendant
des intérêts de la moralité. Toutefois, on peut noter que
Kant montre que le beau peut être symbole de moralité non pas par
son éventuel contenu mais par son mode de constitution : de même
que la loi morale universelle transcende les intérêts particuliers,
l’œuvre unifie dans sa propre structure les éléments divers
qui la constituent.
Ainsi, la représentation d’un mal peut être belle puisqu’il s’agit
d’une forme affectant la sensibilité (représentation) et que l’immoralité
attachée au mal n’est pas prise en compte dans le jugement du beau.
Cependant, dans la pratique, cette indépendance de la moralité
vis-à-vis du beau n’apparaît pas toujours. En effet, le mal est,
par définition, innommable, indicible ; par conséquent, le représenter,
lui attribuer une valeur positive, n’est-ce pas le justifier, lui offrir une
tribune ? Tel est le débat soulevé aujourd’hui par l’esthétisation
de la violence au cinéma. Ainsi des films, comme Orange Mécanique
de Stanley Kubrick, qui possèdent une valeur esthétique et artistique,
ont été accusés d’inciter des personnes à la violence
et au crime dans le monde réel. Aussi faut-il être prudent avec
la définition théorique du beau. De la même façon,
les photos où l’on peut percevoir une esthétisation des victimes
de guerre portent à controverse. Aussi est-il difficile, dans la pratique,
de maintenir une frontière étanche entre le jugement moral et
le jugement esthétique. Quand l’œuvre est parvenue à sa fin,
le discours conceptuel prend le relais.
A ceci l’on pourrait rétorquer que la représentation du mal permet
sa transfiguration, l’art transfigure le mal. En effet, d’une part, l’acte de
représenter le mal est une manifestation de la liberté de conscience
et de la dignité humaine. L’art porte la marque de l’esprit et de la
liberté. C’est ce que démontre Hegel dans ses Cours d’esthétique.
Pour lui, le beau est une manifestation sensible du Vrai, il donne accès
à un mode d’être de l’esprit. Dans cette perspective, l’art est
une étape du savoir et non pas une source d’illusions ce qui distingue
Hegel de Platon. L’homme surpasse ainsi le mal en le représentant. Il
montre qu’il en est conscient et acquiert une forme de pouvoir, de maîtrise
sur lui de cette façon. La représentation du mal surpasse le mal
car elle transfigure la réalité en abolissant la frontière
entre bien et mal. Elle rend impuissant le mal. C’est ce qui ressort de Roméo
et Juliette de Shakespeare où la fin des plus tragiques révèle
que l’amour surpasse la haine et la mort.
On peut dés lors se demander si le jugement esthétique porté
sur la représentation d’un mal ne se situe pas à un autre niveau
que celui du beau : celui du sublime. En effet, le sentiment éprouvé
en face de la représentation d’un mal s’apparente plutôt au sublime
selon la définition qui en est donné par Burke en 1756 dans son
Essai et par Kant dans la Critique de la faculté
de juger.
En effet, pour Burke, le sublime est ce qui remplit l’esprit et en exclut toute
autre idée ; il dépend des sensations et des images propres à
faire naître une forte tension corporelle, à l’inverse du beau
qui consiste dans la douceur et dans les sensations qui détendent les
nerfs. Kant, quant à lui, ne se limite pas à une définition
purement " physiologique ". Selon lui, le beau est fini et complet
; c’est une manifestation de l’harmonie. C’est ce qui convient à nos
facultés, imagination et entendement et plaît. Le sublime, au contraire,
est une idée d’infini sous forme de grandeur et de puissance. Il peut
être écrasant, horrible et informe et est la manifestation d’une
lutte entre entendement et imagination. Ainsi le beau produit immédiatement
un sentiment d’épanouissement et de plaisir tandis que le sublime provoque
d’abord un arrêt des forces vitales et un sentiment de peine que suivent
un épanchement et un sentiment de joie. Il suppose et dépasse
les lois ordinaires et normales de l’esthétique, de même que le
sacrifice dépasse les lois morales. Pour résumer, le jugement
du beau est une union de l’entendement et de l’imagination alors que le sublime
correspond à un conflit entre l’imagination et la raison au profit de
ce dernier. Le sublime peut donc être une peur ou douleur surmontée.
Ainsi, la représentation d’un mal peut être belle, et de nombreux
exemples nous le prouvent, à condition que la forme sensible prévale
sur le contenu et que tout jugement moral soit exclu. L’art, en effet, permet
de transfigurer, de surpasser l’idée du mal par sa représentation.
Toutefois, si la représentation d’un mal est belle, elle est alors le
plus souvent sublime car l’entendement ne peut s’empêcher de se manifester
et de réagir face à l’esthétisation du mal.