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L’analyse de l’activité technique au cours de l’histoire
faire apparaître deux sortes de perceptions : l’une, ’ancienne’, d’un procédé
visant à copier et compléter la nature pour en tirer un effet utile,
l’autre, ’moderne’, d’un ensemble de procédés déduits d’une
connaissance scientifique et permettant d’en opérer des applications.
La technique est-elle une activité neutre ? Quelles sont les incidences
de la technique ? Peut-elle engendrer conflits, discriminations, inégalités
? N’est-elle pas source de progrès, hausse de niveau de vie ?
Si l’activité technique peut nous sembler neutre, celle-ci peut se révéler
comme étant source d’inégalités parmi les hommes, et avoir
de grandes conséquences sur la nature.
La technique est-elle une activité neutre ? Mais tout d’abord, qu’est-ce
qu’une activité neutre ? Neutre vient du Latin neuter : ni l’un
ni l’autre ; est neutre qui ne prend partie ni pour l’un ni pour l’autre dans
un conflit, une discussion, un désaccord ; s’emploie le plus souvent
pour désigner un pays qui ne participe pas aux hostilités engagées
entre d’autres pays. Quelqu’un ou quelque chose de neutre est objectif, impartial,
ou bien encore n’est marqué par aucun accent, aucun sentiment. Neutre
désigne donc un certain immobilisme, une absence de conséquences,
ce qui est en pure contradiction avec le terme activité technique.
Parler d’activité neutre peut alors être pris comme une oxymore,
ce qui est paradoxal. Cependant, on peut élargir le concept : en effet,
un pays neutre est un pays sensé être en bons termes avec ses voisins,
dans le cas contraire, il ne serait pas neutre. Neutre ne désigne ainsi
pas seulement quelque chose de ni bon ni mauvais, d’impartial, mais aussi et
surtout quelque chose de bon. S’interroger sur la nature de l’activité
technique revient donc à s’interroger sur ses conséquences.
La réflexion antique sur la technique s’intègre plus généralement
dans une réflexion portant sur la poétique, c’est à dire
la production des êtres. L’étymologie grecque vient de tecnh
[en grec dans la copie !!], nom qui désigne l’art manuel, l’industrie,
le métier, la profession, et l’art, l’habilité à faire
quelque chose (activité manuelle), ou même selon certaines sources
du verbe teknow [en grec dans la copie !!] engendrer, procréer.
Chez les Grecs, l’activité technique et l’art désignaient la même
chose, et avait une connotation péjorative car alors réservée
aux esclaves, aux métèques, ou aux artisans. L’homme libre, lui,
se réservait les sciences, la philosophie, la dialectique, la musique…
c’est à dire tous les travaux intellectuels et non-manuels, les arts
libéraux. La technique avait alors une valeur neutre, elle ne faisait
qu’exécuter ce que la nature est impuissante à réaliser,
et imiter celle-ci comme nous l’explique Aristote dans la Poétique.
Dans l’Antiquité, le substantif technique désignait l’ensemble
des procédés d’un métier ou d’un art, codifiés et
transmissibles, qui permettent d’obtenir un effet jugé utile.
L’activité technique s’oppose à l’activité intellectuelle
qui, seule, peut prendre position et avoir une opinion. . Comme le dit Alain
: " Les métiers n’ont point éveillé la raison ".
La technique serait ainsi une activité neutre dans le sens que seule
l’activité intellectuelle peut être bonne ou néfaste, seules
les applications de la technique ne peuvent pas être neutres.
Ainsi Aristote analysait la neutralité de la technique en expliquant
que la main ne prend de signification que par l’intelligence qui met en exergue
toutes ses potentialités. En effet, il reviendrait au même de s’interroger
si la main était une partie neutre.
La puissance chez l’homme est avant tout une question d’intelligence et d’habilité.
Ulysse dans l’Odyssée doit ses succès certes grâce à
de la techniques, mais celle-ci n’est que l’application de ses ruses et de son
habilité : elle est neutre.
Dans une bataille, l’activité technique ne permet le succès que
dirigée par un bon stratège ou du moins un stratège meilleur
qu’en face, ainsi, en elle-même, la technique est une notion tout à
fait neutre, elle n’influe rien sans l’homme, seule l’utilisation de
celle-ci peut être bonne ou mauvaise. Les conflits ne sont décidés
que par les hommes, la technique n’a pas de conscience, elle désigne
un savoir-faire, une mesure engendrée par les hommes, et non une chose
physique. La technique en tant que telle ne pense pas, ne réfléchit
pas, ne prendra aucune décision fondamentale toute seule. L’activité
technique n’est qu’une conséquence de la volonté des hommes. Une
activité technique n’est alors bonne ou mauvaise que selon ce qu’a prévu
ou négligé l’homme.
L’activité technique selon sa définition ’ancienne’ sert ainsi
à compléter ou copier la nature, or ceci ne peut être que
neutre : il s’agit simplement d’une extension, d’un élargissement de
la nature que produit l’homme à partir d’une déficience de celle-ci,
avec pour objectif un meilleur résultat. On se rapproche ainsi des notions
de progrès, travail, sciences et expériences.
Le progrès est-il mauvais ? Quels sont ceux qui doivent d’être
en vie aujourd’hui aux techniques et aux progrès de la médecine
? Oui, … beaucoup !
La conception qu’ont les Anciens au sujet de la neutralité de la technique,
encore répandue aujourd’hui, viendrait en fait du fait de l’opposition
technique et intellectuel comme on peut le constater aujourd’hui entre bacs
techniques et généraux. La technique n’est cependant pas plus
méprisable que la science. Cependant, si l’activité technique
ne désigne dans un sens ancien qu’exclusivement quelque chose relatif
à une production, à quelque chose de neutre, à l’art, son
sens moderne s’élargit très largement pour désigner la
majeure partie de ce qui est artificiel, ainsi, la science a sa technique tout
comme la politique : on parle même de technocratie.
La technique est-elle une activité neutre ? La notion de neutralité
totale chez l’Homme ne serait effective que dans une société à
l’état de nature telle que la conçoit Rousseau dans le Discours
sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
ceux-ci ne faisant qu’errer parmi une nature bienveillante. Les aléas
de la nature conduisant à l’organisation des hommes en société
furent aussi le point de départ de la technique, dont le sens premier
dans l’Antiquité n’est autre que l’ensemble des procédés
d’un métier ou d’un art, codifiés et transmissibles, qui permettent
d’obtenir un effet jugé utile. L’activité technique est alors
l’alternative de l’homme à sa soumission à la nature, c’est pour
lui l’ensemble des savoirs-faire relatifs à sa survie. Les premières
activités techniques furent ainsi sans doute la chasse et la pêche.
La technique se rattache alors à la notion de progrès et de travail.
Inévitablement, celle-ci devient alors un facteur d’inégalités.
Qui dit inégalités dit le plus souvent soumission ou conflit,
ainsi, la technique ne serait pas une activité neutre puisqu’elle serait
la source de la majeure partie des rivalités des hommes, comme l’analyse
Habermas dans La science et la technologie comme idéologie
: la technique est un gage de puissance et d’expérience.
Chez Heidegger (" Essais et conférences : la question de la technique
"), la technique ne représente pas seulement un ensemble de moyens
pour parvenir à certaines fins, mais une façon d’être par
rapport à la vérité et à l’être, une vision
du monde. L’essence de la technique n’est pas instrumentale : la technique,
c’est le savoir lui-même. " Cette appellation englobe alors tous
les domaines de l’étant, qui forment à chaque instant l’équipement
du tout de l’étant : la nature objectivée, la culture maintenue
en mouvement, la politique dirigée, les idéaux surhaussés.
La " technique " ne désigne donc pas ici les différents
secteurs de la production et de l’équipement par machines. "
La technique a vu diversifier sa connotation au cours des âges. On distingue
en effet d’abord l’outil : on ne peut plus concevoir l’homme sans ses outils,
c’est-à-dire tout ce dont il peut se servir. Puis est apparue la machine
: on voit l’homme se constituer des moyens d’action de plus en plus puissants
et des instruments qui travaillent à sa place. Enfin, le machinisme :Y
a-t-il libération ou asservissement de l’homme ? Relève de l’homme
par la machine ou déshumanisation d’un monde mécanisé ?
Si Friedmann affirme que " L’homme est plus grand que sa tâche ",
lorsque l’on considère l’analyse de Marx, la Révolution Industrielle
et toute l’histoire du XXème siècle avec le taylorisme et le Fordisme,
on se rend compte de l’influence de la technique sur la vie d’une société
: avant, la technique était affaire de spécialistes, ce qui constituait
déjà une inégalité ; avec le fordisme et le taylorisme
et la décomposition des tâches, la technique est à la fois
une source de fracture sociale, d’assistanat général et même
de victimes de la technique qui est omniprésente, qui nous dépasse,
qui gère tout. On arrive à des satires violentes du progrès
à l’instar de Charlie Chaplin dans ’Les temps modernes’ ou plus récemment
’Matrix’ où sont mises en scène les machines (" la matrice
") comme dominant le monde, assez révélatrice du niveau atteint.
La technique a de plus un point important de divergence avec toute notion de
neutralité lorsque l’on prend en considération la guerre chez
les hommes où l’évolution de celle-ci suit une loi de Gabor telle
que tout ce qui est possible sera nécessairement réalisé.
La technique a ici aussi une importance primordiale dans son effet de dissuasion.
Là, le pays le plus évolué techniquement gagne nécessairement
(cf. l’hégémonie américaine et la fin de la Guerre Froide).
Le Communisme, ’la plus grande foi du siècle dernier’, était la
révolution du prolétariat, c’est à dire des ouvriers de
la technique. D’ailleurs, la plupart des mouvements sociaux depuis la fin du
XIXème siècle sont consécutifs à des affaires techniques.
Même en politique, il s’agit d’élire le meilleur technocrate, seul
capable de diriger un Etat techniquement complexe, élu grâce à
des techniques de campagne, des effets d’annonce.
La technique prend en otage les hommes modernes : qui n’a pas et refuserait
l’électricité, une voiture, un téléphone …
? Elle est de plus un indicateur de richesse et de réussite sociale (cf.
la voiture d’un individu).
La technique c’est le moteur de la société capitaliste et à
fortiori de la concurrence et donc d’inégalités.
Même le sport, activité qui se voudrait être neutre : la
formule 1, le Paris-Dakar, sans parler du problème du dopage sont otages
de la technique.
Pour satisfaire ses besoins vitaux l’homme est conduit à élaborer
certaines techniques empiriques, c’est à dire certaines activités
pratiques découvertes par la méthode des essais et des erreurs.
C’est en réfléchissant sur ces techniques, selon certains auteurs,
que l’on serait parvenu à la connaissance scientifique. " La science,
dit Belot, est née à la chasse, à la cuisine, à
l’atelier, etc. " C’est qu’en effet, selon une remarque de Weber, "
la pratique est génératrice de la théorie ". L’homme
agit d’abord et il explique ensuite les résultats de son action. Ainsi
" le rythme du progrès " (Weber) consisterait en un perpétuel
passage de la pratique à la théorie et de la théorie à
la pratique : l’activité technique dans ce cas ne pourrait pas être
neutre car principe intégrant de la démarche intellectuelle scientifique.
Cette thèse peut s’appuyer sur les arguments habituels du pragmatisme
(Marx en un sens, James, Bergson) : la connaissance est au service de l’action,
Homo faber précède Homo sapiens, l’intelligence spéculative
procède de l’intelligence pratique. On peut aussi invoquer deux arguments
d’ordre historique : A l’origine des sciences on trouve des techniques empiriques
comme par exemple l’arpentage à l’origine de la géométrie
ou la médecine à l’origine de la physiologie ; de nos jours encore,
science et technique sont étroitement liées, soit que la recherche
scientifique ait pour but la solution de problèmes techniques (travaux
de Pasteur sur la fermentation alcoolique), soit que certaines découvertes
techniques permettent des progrès scientifiques (microscope et microbiologie).On
peut opposer à cette thèse un argument de fait et un argument
de droit : En fait on trouve d’admirables techniques chez des peuples qui n’avaient
aucune science (chez les sauvages notamment), ce qui prouve que la science ne
procède pas spontanément de la technique. En droit on comprend
mal comment la pensée scientifique qui est désintéressée
et attentive aux moyens plutôt qu’aux résultats aurait pu naître
des activités techniques qui ne visent qu’au succès et se désintéressent
des moyens. Comme le dit Alain : " Les métiers n’ont point éveillé
la raison ". Pour que l’effort de la compréhension que représente
la science se produisît, il fallait que l’homme éprouva d’abord
le besoin de comprendre (curiosité intellectuelle).
Peut-on dire que la technique est une activité neutre vis à vis
de la nature ?
L’Homme grâce à la technique domine la nature. Tout ce qui est
artificiel est technique de fait. La technique devient ainsi l’instrument de
puissance des hommes sur la nature.
Le XXème siècle, le siècle du ’tout technique’, a vu paradoxalement
l’émergence de nouvelles sensibilités : l’écologie et la
bioéthique.
En effet, la pollution est actuellement un problème majeur pour la planète
ainsi que toutes les conséquences de la technique humaine : les marées
noires, le trou de la couche d’ozone, Tchernobyl, la bombe atomique, la déforestation
amazonienne, l’avancée du désert, l’effet de serre, la pénurie
d’eau, la vache folle, la myxomatose, le sang contaminé, les OGM, l’uranium
appauvri, l’amiante, le rayonnement des lignes à haute-tension et des
téléphones portables, l’effet des pesticides sur les abeilles,
le cyanure dans le Danube, la liste est d’une longueur terrifiante ! On peut
ajouter à cela tout ce qui a attrait à la génétique
et qui n’a pas fini de nous surprendre. Parler d’une technique neutre semble
pour le moins incongru à la vue de ces problèmes.
Si les exemples précédents ne sont pour la plupart qu’issus d’irresponsabilité,
que dire du fait qu’une grande partie des décès dans le monde
sont causés par des accidents automobiles.
Il est vrai que la technique a permis d’améliorer considérablement
au cours des âges la santé, les communications et le niveau de
vie des hommes, mais à quel prix pour la nature ?
Dans une conférence demeurée célèbre, Heidegger
reprend le questionnement aristotélicien sur la technique et le radicalise.
Il rappelle que la technique fait partie de la poétique, elle a à
voir avec la production. Mais selon quel rapport précis ? Pour Heidegger,
la lecture d’Aristote permet de penser la technique en tant que modalité
du dévoilement. Par la technique, la nature se dévoile, elle n’est
plus cachée, elle se découvre et apparaît dans sa vérité.
Ainsi, selon Francis Bacon, si " le but de la connaissance c’est la domination
de la nature (…)l’homme interprète et ministre de la nature, n’étend
ses connaissances et son action qu’à mesure qu’il découvre l’ordre
naturel des choses, soit par l’observation, soit par la réflexion ; il
ne sait et ne peut rien de plus. ". Selon lui, " on ne peut vaincre
la nature qu’en lui obéissant ". On se rend bien compte périodiquement
de la fragilité de la technique face aux forces de la nature. Ainsi,
la ’puissance’ de l’homme est toujours dominée par l ’inattendu, du Titanic
au tremblement de terre de Kobe réduisant en miette les constructions
’anti-sismiques’, les tempêtes et les volcans …
La technique a ses limites comme on peut le voir aussi au niveau des êtres
vivants malgré un progrès certain. Par exemple, le vieillissement
prématuré de la brebis Dolly montre les limites du clonage, les
mutations du sida, les échecs de greffe (de mains entre autres) gardent
l’Homme de tomber dans la technolâtrie.
La nature finissant toujours par l’emporter, nous montre bien une certaine neutralité,
une certaine impuissance de l’activité technique qui ne vit et ne peut
vivre que par les hommes et la transmission qu’ils en font.La technique n’est
en fait pas neutre par le simple fait d’une volonté de puissance des
hommes, source d’inégalité, de destructions, mais aussi de prouesses,
de progrès et de vie.
La technique ne doit pas faire oublier la place de l’Homme, qui ne doit pas
être traité comme une machine à l’image du " Meilleur
des mondes " d’Aldous Huxley ou de 1984. Si la technologie
peut nous inspirer technolâtrie, techno phobie ou complète indifférence,
le vrai problème que soulève la technique est celui de l’éthique
avec la place de l’Homme. La technique constituant l’histoire de l’humanité
et sa survie reste un des éléments les plus complexes et importants
à traiter.