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Les petits garçons rêvent de devenir, une fois
adultes, pompiers, astronautes ou papes… et leurs aînés voudraient
eux une vie semblable à Ghandi, jean Moulin ou mère Thérésa.
Effectivement, il semble que la volonté de faire de sa vie une expérience
exceptionnelle, quelque chose de beau, de grand soit interne à chaque esprit
humain ? Mais puisque des malheureux exemples suffisent à nous prouver
que l’on peut " rater " sa vie, comme Antigone, dans l’œuvre de
Jean Anouilh, qui décide de mourir pour ses convictions et qui au dernier
moment s’aperçoit de son erreur (" Je ne sais plus pourquoi je meurs
"), l’on peut se demander si l’on peut véritablement diriger sa vie
comme il nous semble, et si nous pouvons, a fortiori, faire de notre vie un chef-d’œuvre.
Sommes-nous les maîtres de nos existences ? Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre
? Et finalement : peut-on faire de sa vie un chef-d’œuvre ?
A l’image de nos choix d’orientation scolaires, nous croyons
que nos seuls actes déterminent notre avenir, comme nous croyons que
nos seules notes scolaires décident de notre avenir, mais ne serait-ce
pas là qu’une illusion ? Et si nos vies étaient déjà
écrites, déterminées ? Cette philosophie était celle
de la Grèce Antique, symbolisée par la Pythie de Delphes qui pouvait
lire l’avenir et qui a notamment révélé le tragique destin
d’Œdipe : tuer son père et épouser sa mère, ce qui
s’est réalisé malgré toutes les volontés contraires
à cet accomplissement. Cette philosophie est totalement incompatible
avec la thèse affirmant que nous sommes maîtres de nos vies, et
que par conséquent, nous pouvons en disposer comme nous le désirons.
Par ailleurs, cette négation de la maîtrise humaine de nos vies
est aussi exprimée par d’autres philosophies, par d’autres auteurs. Freud
considère que la partie consciente, raisonnable de l’homme est en réalité
très inférieure à sa partie inconsciente, son subconscient,
qu’il compare à la partie immergée d’un iceberg. En d’autres termes,
nous ne nous connaissons pas puisque nous ignorons tout ou presque de notre
inconscient. Cette théorie aboutit à la même conclusion
: nous ne sommes pas capables de diriger nos vies comme nous le souhaitons puisque
nous ne connaissons pas tous nos désirs… Cependant, même si
nous ne sommes pas totalement maîtres de nos vies, si nous ne contrôlons
pas tous les événements extérieurs qui peuvent se produire,
nous avons au moins l’illusion de la maîtriser, et comment ne pas tomber
dans la folie si nous acceptons la théorie selon laquelle l’homme subit
sa vie, son destin, sans ne rien décider lui-même ? La vie n’aurait
aucun intérêt d’être vécue, aucun sens, si ce n’est
respecter ce qui a été précédemment établi
: la vie serait absurde. Voyons désormais si les arguments en faveur
de la maîtrise de nos vies nous permettent de dépasser ces difficultés.
Si certains penseurs croient que l’on subit passivement sa vie,
d’autres au contraire croient que l’homme dirige sa vie comme il lui semble,
et que, par conséquent, il en est responsable. En d’autres termes : l’homme
à sa naissance n’est rien, il doit se forger sa personnalité,
son essence propre pour devenir ce qu’il sera une fois adulte. Cette philosophie,
rendue célèbre par Jean Paul Sartre, se résume dans la
citation suivante : " L’existence précède l’essence ",
ce qui signifie que l’essence, que l’être même de l’homme se forge,
qu’il n’apparaît pas simultanément avec la naissance de cet être.
Cette théorie implique donc que nous sommes les maîtres de nos
vies, et que nous pouvons, si nous le souhaitons, faire de notre vie un chef-d’œuvre,
puisque nous sommes ce que nous voulons être : " Je ne suis rien
d’autre que ce que je me fais à travers de mes choix. ". Et effectivement,
la révolution française de 1789 illustre par exemple cette théorie
: elle symbolise le bouleversement politique, social… voulu par les hommes.
Il semblerait stupide d’affirmer que refuser le destin qui leur était
offert était justement le destin des hommes qui ont participé
à la révolution. S’ils ont refusé le système en
vigueur pour en établir un meilleur, c’est donc qu’ils ont su se rendre
maîtres de leur vie.
Finalement, il apparaît difficile d’affirmer catégoriquement que
nous sommes maîtres ou non de nos existences puisqu’il paraît difficile
de contester que nous sommes influencés, conditionnés par notre
éducation, notre patrimoine génétique, notre inconscient…et
que nous sommes impuissants face à nombre d’événements
extérieurs, mais il est vrai que certains exemples comme la révolution
française sont contraires à cette théorie. Cependant, dans
tous les cas, nous ne pouvons nier que nous avons au moins l’illusion de maîtriser
notre existence, et que parce que cette existence est unique, nous souhaitons
tous qu’elle soit réussie, qu’elle s’approche au maximum de l’idéal
; en d’autres termes : nous voulons tous faire de nos vies un chef-d’œuvre,
mais est-ce réalisable ?
Un chef d’œuvre est par définition parfait, achevé,
éternel, il s’approche d’un idéal, est admirable aux yeux de tous,
inspire prestige, reconnaissance de l’artiste : il est considéré
comme un exemple. ’on ne peut dissocier trois de ses éléments
caractéristiques fondamentaux : l’artiste, l’œuvre et le public.
Voyons désormais si l’on peut faire de sa vie un chef-d’œuvre en
analysant ces notions successivement.
Faire de sa vie un chef d’œuvre sous-entend " faire de l’art ",
et cette capacité à s’improviser artiste est-elle universelle
? En d’autres termes, sommes-nous tous aptes à nous déclarer artistes
? Et par ailleurs, les artistes confirmés ont-ils eux-mêmes été
capables de faire de leur vie un chef-d’œuvre ? Lorsque l’on étudie
en détails la biographie de Charles Baudelaire, l’on s’aperçoit
qu ’à cause de ses angoisses métaphysiques, du spleen, de sa mort
due à la contraction de la syphilis… sa vie n’avait pas la grandeur
de ses créations littéraires. Mozart, Van Gogh… ne semblent
pas non plus avoir été en mesure de faire de leur vie un chef-d’œuvre,
alors si même de grands artistes s’en sont révélés
incapables, l’on peut douter que l’on puisse véritablement faire de sa
vie un chef-d’œuvre.
Considérons désormais non plus l’artiste, mais l’œuvre en
elle-même : nous avons conclu dans une première partie que la maîtrise
totale de notre vie n’était pas indiscutable, mais si nous ne la maîtrisons
pas, alors l’éventualité de faire de sa vie un chef-d’œuvre
semble fortement compromise. Par ailleurs, un autre obstacle s’impose : c’est
notre mortalité. En effet, la preuve la plus évidente de l’imperfection
de l’humanité est sans doute le fait que nous sommes tous destinés
à mourir. La mort est l’échec suprême puisque nous ne pouvons
ni l’éviter, ni la repousser. Il semble difficile de pouvoir faire de
sa vie un chef-d’œuvre alors même que notre vie s’achèvera
irrémédiablement par l’échec suprême, puisqu’on ne
peut la considérer autrement : si une vie est réellement réussie,
qu’elle s’approche de l’idéal, du chef-d’œuvre, alors sa fin brutale
ne peut être considérée que comme une tragédie. Cependant,
pour qu’une vie soit qualifiée de chef-d’œuvre, il faut qu’elle
soit achevée puisque toute œuvre artistique est par définition
complète et qu’à tout moment, l’ " artiste " peut voir
sa vie s’anéantir à cause d’événements extérieurs
: l’annonce d’une catastrophe…
En outre, un autre problème s’impose : la souffrance due à la
création artistique. En effet, la plupart des chefs-d’œuvre artistiques
(musicaux, littéraires…) n’ont pu être crées que dans
le contexte d’une tourmente profonde de l’artiste, rendue célèbre
par le spleen de Baudelaire, la difficulté d’écriture de Jean
Jacques Rousseau… André Gide affirme même qu’il n’y a : "
aucun chef-d’œuvre humain qui ne soi laborieusement obtenu ". Cela
signifie t-il que pour faire de sa vie un chef d’œuvre, il faille souffrir,
c’est-à-dire renoncer au bonheur ? Cette conclusion paraît paradoxale
car l’art implique intuitivement une idée de Beau, de Bien, que l’on
n’associerait pas à première vue à de la souffrance, mais
la conclusion semble inévitable. Se pose alors la question de la volonté
: si on doit pour cela renoncer au bonheur, qui veut-alors faire de sa vie un
chef-d’œuvre ? Le désir de faire de sa vie un chef-d’œuvre
semble traduire un besoin énorme de reconnaissance par autrui, et conduire
sa vie dans le seul but d’être admiré, reconnu post-mortem…
est-ce vraiment une œuvre d’art ? Vivre pour être reconnu par autrui
ne peut aboutir qu’à une aliénation, et la volonté de se
conformer à un idéal, comme Emma Bovary dans l’œuvre de Flaubert
par exemple, n’est pas non plus un moyen pour atteindre la perfection espérée
: l’art est par essence désintéressé. Il semble donc que
pour faire de sa vie un chef d’œuvre, il faille le réaliser involontairement,
c’est-à-dire sans s’être fixé cet impératif.
Etudions désormais la dernière caractéristique du chef-d’œuvre
: son rapport avec le public. L’on ne peut nier que la subjectivité propre
à chaque individu pose un problème dans la reconnaissance d’un
chef d’œuvre, et si l’humanité entière s ’accorde à
qualifier de chef-d’œuvre la vie de Mère Thérésa,
cette dernière ne devait pas être totalement satisfaite de sa vie
puisque la faim dans le monde n’a pas disparu et que la misère dans le
monde n’a guère évolué après sa mort : le véritable
artiste qui a su faire de sa vie un chef-d’œuvre ne peut être qu’insatisfait
tant que son idéal n’est pas atteint. La vie de Jean Moulin est elle-aussi
une véritable légende, mais en était-il satisfait ? N’a
t-il pas eu le sentiment d’échouer à sa tâche puisqu’il
n’a pu achever sa lutte ? Finalement, il semble que l’attribution ou non du
qualificatif " chef d’œuvre " reste subjectif et ceux qui ont
fait de leur vie un chef-d’œuvre l’on fait involontairement et surtout
restent éternellement insatisfaits. Peut-être est-ce d’ailleurs
leur sentiment d’échec alors que leur vie nous semble formidable qui
nous fait tant admirer ces quelques hommes d’exception.
Finalement, à travers cette réflexion il apparaît
que chaque être humain désire secrètement faire de sa vie
un chef-d’œuvre, et notre ambition personnelle dans les domaines professionnels,
sentimental… en est une illustration. Cependant, toute vie " ordinaire
" à l’image du " métro-boulot-dodo " ne paraît
en rien ressembler à un chef-d’œuvre puisque n’étant ni admirée
ni éclatante : elle n’est en rien un modèle pour l’humanité.
Par ailleurs, la célèbre philosophie de Montaigne (" Notre
grand et glorieux chef-d’œuvre c’est de vivre à propos ") qui
suggère un art de vivre permettant une connaissance de soi, de savoir
s’accommoder à ce que l’on est et à ce que le monde est…
paraît lui-aussi décevant par rapport à nos ambitions personnelles
et n’a pas été suivie par les grands destins qui ont préféré
leur passion et qui nous font rêver. Nous avons également pu constater
que les grands artistes reconnus (Mozart, Baudelaire…) n’ont pas pu faire
de leur vie un chef-d’œuvre. Alors finalement ni les êtres ordinaires,
ni les artistes n’ont pu faire de leur vie un chef-d’œuvre : seuls certains
hommes qui ne le recherchaient pas ont pu le réaliser, et cela parce
qu’ils s’engageaient totalement dans leur combat, parce qu’ils vivaient entièrement
à leur passion. Aussi des êtres de légende comme Luther
King, Nelson Mandela, M-re Thérésa, Jean Moulin… nous font
rêver. Mais finalement, ne vaut-il mieux pas rêver du destin admirable
de Jean Moulin et vivre dans une démocratie ? Car finalement ce qui les
rend admirables n’est qu’une lutte contre une injustice profonde, ainsi la question
: peut-on faire de sa vie un chef-d’œuvre se retourne et il vaut peut-être
mieux se demander : veut-on tenter de faire de sa vie un chef-d’œuvre,
ou plutôt rechercher le bonheur ?