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La pensée est raison. Le mal est irrationnel. La pensée
raisonne, conçoit le rationnel. La pensée peut-elle alors concevoir
le mal ? Le mal ne serait-il pas ce qui fait échouer la pensée ?
En effet, à l’origine, le mal apparaît comme L’échec de la
pensée. Mais que signifierait une pensée qui intègre le mal
? Quelles en seraient les répercussions ? Penser l’impensable serait connaître
le moyen, les moyens de l’anéantir. Mais si la pensée "pure
" échoue ne doit-on pas alors chercher un autre moyen d’appréhender
le mal, afin de compenser l’échec de la pensée et pourquoi pas réhabiliter
autrement la pensée du mal ?
La pensée est réflexion de concepts clairs, uniques. Penser c’est
grâce à l’unicité et à la clarté de concepts,
manier ces derniers, réfléchir, les confronter, faire un retour
de la pensée sur elle-même. Le mal est-il un concept, est-il clarté,
est-il unicité ?
Le premier échec de la pensée face au mal est que l’on pense ce
qui est, or le mal est ce qui n’est pas, le mal est non-être. Le mal est
négation d’être, négation de bien. On ne peut définir-
et donc penser- le mal que par rapport à ce qu’il n’est pas. Pour Saint
Augustin, "le mal n’est pas une efficience mais une déficience ",
pour cela il n’est pas conceptualisable, il est absence, il efface même
ce qui est. L’impensable, l’indicible… Le préfixe in- montre cette
déficience. L’homme échoue face au mal, à dire l’indicible,
à penser l’impensable. Si la pensée échoue c’est à
cause du mal.
L’obscurité du mal accentue la difficulté de la pensée.
Celle-ci a besoin de clarté, d’ordre, de pouvoir hiérarchiser,
ce qui est à l’opposé du mal. Dans la pensée chinoise,
par exemple, le mal est le "désordre ". Au propre et au figuré,
penser le mal c’est essayer de mettre de l’ordre.
Enfin penser le mal est penser un mal et non un ensemble de maux. Lorsque François
Wolff cherche à définir le mal, il parvient tout juste à
énumérer ce qui est mal et "même si l’on parvenait
à faire une liste, comment passer des maux au mal ? ". En effet,
si la pensée a du mal face au mal, c’est que ce dernier est partout,
regroupe une multiplicité de maux, la souffrance est polymorphe. Le mal
ne peut se préciser. Pourtant, réussir à le connaître
serait réussir à le vaincre. N’a-t-on jamais essayé d’intégrer
de la rationalité dans la réflexion sur le mal ?
Si l’on s’interroge sur "l’échec de la pensée
" cela signifie également qu’il pourrait y avoir une réussite
de la pensée. Que signifierait une pensée intégrant le
mal ? Est-ce encore le mal ?
Vouloir justifier le mal, c’est vouloir associer pensée et impensable,
justifier Dieu et sa bonté malgré le mal, en dépit du mal,
comme l’a fait les théodicées ; c’est rationaliser le mal. Dans
Abrégé de la Controverse, Leibniz en répondant
à des objections va exposer ses arguments avec force, il veut d’une certaine
manière donner des preuves et argumenter logiquement. Si l’on dit par
exemple que Dieu laisse faire le pécher et même y pousse, Leibniz
répondra que si Dieu laisse faire le mal cela est pour un plus grand
bien. Pour lui, un monde avec du mal peut-être meilleur qu’un monde sans.
C’est "le meilleur des mondes possibles ". Autre argument de Leibniz,
il faut du mal, quelques parties de souffrance, pour "l’harmonie du tout
", un juste agencement entre l’ombre et la lumière. Leibniz arrive
à contrer l’échec de la pensée mais peut-on accepter une
telle rationalisation de l’irrationnelle, de l’inacceptable, de l’insupportable
?
Kant dans Sur l’insuccès des essais philosophiques de théodicée
va remplacer cette théodicée de raison par une théodicée
de croyance. Les théodicées leibniziennes échouent car
il y a toujours de nouvelles objections qui viennent les attaquer. Kant, lui,
va revaloriser, la justification du mal, de Dieu par la foi. Kant s’appuie sur
le Livre de Job : les amis de Job sont justement des justificateurs-rationalisateurs
et Job, qui ne renie pas Dieu malgré toutes ses souffrances, va leur
dire : taisez-vous, cela prouve que vous doutez. La pensée face au mal
ici n’échoue pas car ce n’est plus vraiment une pensée "pure
" de raison mais une pensée de cœur.
Associer pensée et mal est donc apparu dangereux, il faut donc peut-être
chercher autre chose pour approcher le mal. Passer par autre chose pour sauver
paradoxalement la réflexion.
S’il y a échec de la pensée pour "approcher
" le mal, d’autres moyens peut-être plus pragmatiques peuvent apparaître,
car la pensée doit toujours continuer de s’affronter au mal, doit continuer
d’échouer…
" C’est quand le mal fait le plus de bruit que nous devons en faire le
moins, quand le mal exulte que Dieu redevient le petit enfant de la crèche,
telle est la vocation d’un ordre comme le nôtre, voué à
la contemplation ". Dans cet extrait de Dialogues des Carmélites,
Georges Bernanos nous expose une réponse face au mal : la contemplation.
A partir de ce choix de contemplation, on peut se demander s’il ne faut rien
faire face au mal. En effet, souvent combattre le mal passe par un autre mal.
Mais ici la contemplation qui n’est pas pourtant pas vraiment action, ne signifie
pas pour ces carmélites de Compiègne acceptation. Elles continuent
d’aimer, de croire en dépit de tout, du mal. La foi est toujours réussite
de la pensée, le mal est vaincu par l’amour.
S’il y a échec de la pensée "pure ", pour Marcel Neush,
cela ne signifie pas que l’homme ne doit pas combattre le mal. Il ne faut pas
tomber dans un "sophisme paresseux ", pou reprendre l’expression de
Leibniz, dans une fatalité. L’homme peut aussi être cause de ses
actes et combattre ce "mal de méchanceté " (V.Jankelevitch).
Cette action, ce combat peut passer par la parole, l’échange avec autrui.
Mais parler, communiquer n’est-ce pas penser ? L’action, utilisée pour
compenser l’échec de la pensée, réhabilite cette dernière…
Si la contemplation, l’action sont de nouvelles approches du mal, il ne faut
pas non plus oublier la sensation. Connaître le mal c’est le penser mais
aussi le vivre, le connaître car il est en soi. Un homme qui souffre ne
connaît que son mal. Si l’on regarde l’autoportrait de Gustave Courbet,
Le Désespéré, on de trouve face à
un homme aux exprimant toute la souffrance du mal, ce "désespéré
" a le mal en lui, il ne pense plus le mal, il le vit.
Par ces autres approches du mal qui ne partaient pas de la pensée mais
de son échec on a réhabilité une pensée qui n’est
plus exclusive, celle-ci faisant échec, mais une pensée vivante.
Ainsi, la pensée a des difficultés à saisir "l’insaisissable
". Si des philosophes ont essayé de le justifier, c’est que penser,
raisonner le mal signifierait une victoire de l’homme sur le mal. Pourtant,
rationaliser le mal reste dangereux. Mais ne pas le penser dut tout l’est encore
plus ! Un homme qui ne pense pas le mal, et donc les répercussions d’un
acte, est un homme on ne peut plus dangereux, capable des pires ignominies,
comme le démontre Hannah Arendt au sujet d’Adolf Eichmann dans Eichmann
à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal.
Il faut donc toujours "coller " au mal par la pensée. Et si
la pensée échoue souvent c’est que celle-ci est trop éloignée
de la réalité. Pour penser le mal, le connaître, il faut,
plus que d’argumenter de façon logique, "l’affronter à mains
nues "(M.Neush). La prieure du Dialogues des Carmélites,
sur le point de rendre l’âme, exprimera très justement l’échec
de la pensée face au mal ; Seul vivre le mal réussit à
l’appréhender : " J’ai médité sur la mort chaque heure
de ma vie, et cela ne me sert désormais de rien ! ".