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Dès le XVIIIème siècle apparaît,
selon Mac Closkey, une " pluie d’innovations ". Ces innovations vont
constituer un élément essentiel des révolutions industrielles
en permettant le passage à une croissance intensive à une croissance
extensive.
Mais peut-on considérer que la technologie est, aux XVIIIème siècle
et XIXème siècle, une condition suffisante du décollage ?
Ce facteur seul peut-il permettre cette grande transformation ? N’existent-ils
pas d’autres facteurs qui doivent s’ajouter à celui-ci pour que l’économie
des pays puissent décoller ? Selon J-F Gaski " une conjonction de
circonstances doit avoir été présente pour fournir la base
de l’industrialisation ". La technologie peut-elle alors constituer une condition
suffisante, si son développement a dépendu d’autres facteurs ?
Dans un premier temps, nous aborderons les effets d’entraînement que provoquent
les innovations d’un secteur à l’autre puis nous nous intéresserons
à leurs conséquences ainsi qu’aux améliorations économiques
permises par le facteur technologique. Enfin, dans un second temps, nous constaterons
que le décollage peut dépendre d’autres facteurs, plus ou moins
directs, et que le développement technologique est une production sociale.
Nous allons donc aborder les effets d’entraînement créés
par les innovations, en particulier dans le cas du textile et de la métallurgie,
puis leurs effets sur l’économie.
Selon Bertrand Gilles, " tout progrès dans une branche peut créer
une demande dans les autres branches complémentaires et agit comme incitateur
de l’innovation ". L’exemple du textile anglais montre parfaitement ce
mécanisme. En effet, en 1733, John Kay invente la navette volante, innovation
dans le domaine du tissage. Cette invention crée une rupture d’équilibre
entre le tissage et la filature. On va donc chercher à améliorer
la productivité dans la filature. Cette recherche va aboutir à
l’invention par Hargreaves en 1765 d’une machine appelée Spinning Jenny.
Cette innovation a permis d’utiliser plusieurs broches simultanément.
D’autres inventions, telles que le Waterframe de Arkwright en 1768 et la mule
jenny de Crompton en 1779, permettant d’améliorer qualité et solidité
du fil, vont créer une nouvelle rupture d’équilibre entre filature
et tissage. Ainsi, en 1785, Cartwright inventera le premier métier à
tisser mécanique. Il apparaît donc que les innovations, dans un
secteur en créent d’autres dans d’autres secteurs, mais l’exemple de
la métallurgie est encore plus frappant et ce en une portée plus
grande.
Le développement de la métallurgie en Angleterre, due à
une demande de construction maritime, a entraîné une pénurie
de bois. Cette pénurie a obligé à la substitution de la
houille au charbon de bois. Par la suite, on a obtenu un minerai encore plus
performant, la coke, grâce à la distillation de la houille. En
1709, Darby améliora le fer traditionnel grâce à la fonte.
Enfin, en 1785, Cort invente un nouveau procédé, le pédalage,
qui est en fait la décarburation de la fonte. Dans les mines, on cherche
alors à extraire de plus de plus de houille, mais le problème
du pompage des eaux dans les mines se posa. Pour y remédier, on tenta
d’utiliser la pompe à feu inventé par Newcomen en 1720, mais cela
ne fut pas assez efficace. James Watt inventa la machine à vapeur en
1769, en ajoutant à la pompe à feu de Newcomen un condenseur de
vapeur. Il améliora son invention en 1785. Cette machine fut efficace
et résolut le problème. Elle fut également utilisée
pour le transport de pondéreux dans les mines, et plus tard pour le transport
des voyageurs suite à l’invention de la locomotive par Stephenson en
1825. Cet exemple montre que la métallurgie a entraîné tout
un ensemble de progrès dans de nombreux secteurs.
Ces effets d’entraînement ont bien entendu permis une
amélioration conséquente de la productivité. Celle du textile
a très fortement augmenté et la productivité globale a
doublé en Angleterre entre 1700 et 1790. L’introduction de machines dans
les usines a également permis d’importants gains de productivité.
La création du chemin de fer a été un élément
incontournable de la formation des marchés. En effet, cela a permis une
mobilité croissante des actifs et une baisse du coût des marchandises
transportées. Un marché plus concurrentiel est apparu. Cela a
aussi amélioré l’information, ce qui a rendu plus facile l’introduction
de nouvelles techniques. Les régions ont pu se spécialiser, ce
qui est facteur d’une hausse de la productivité globale selon Smitt et
sa théorie des avantages absolus. Les agriculteurs ont vu leurs débouchés
s’améliorer. En effet, le chemin de fer a permis le transport de denrées
telles que la semence ou le bétail. Pour certains historiens, cela constitue
la vraie révolution agricole. L’introduction de nouvelles techniques
dans l’agriculture a permis non seulement l’amélioration des rendements
agricoles, mais aussi de créer des richesses qui ont pu être transférées
plus ou moins directement vers l’industrie, par le biais de l’impôt, de
l’investissement, de la demande d’outillage. Ainsi, selon Rioux, le facteur
technologique est également prédominant dans la concentration
des entreprises.
Nous avons donc vu que les innovations pouvaient avoir des effets d’entraînement
très conséquents d’une branche à d’autres. La technologie
a rendu possible une quantité énorme d’améliorations d’ordre
économique. Mais face à Gaski, pour qui la technologie est une
condition suffisante du décollage, viennent s’élever Rostow et
Kranzberg, qui soulignent la multiplicité des conditions.
Tout d’abord, nous allons constater que le progrès technologique est
une production sociale. Ensuite nous aborderons les autres facteurs qui agissent
sur le développement de la technologie et le décollage.
L’évolution de la technologie, est en effet, un produit de la société.
Un premier facteur très important l’a rendu possible. En Angleterre,
au début du XVIIIème siècle, il n’y avait que 60% ou moins
de la population qui était analphabète. C’est au même siècle
que la " pluie d’innovation " s’abat sur l’Angleterre. Ainsi en France,
si les agriculteurs avaient été plus instruits, ils auraient pu
réaliser de meilleurs gains de productivité. Cela fit dire à
Voltaire qu’ " on écrivit beaucoup de choses sur les progrès
de l’agriculture, tout le monde les lut, excepté les laboureurs. "
L’intérêt croissant pour les sciences et ses progrès constituent
une variable à ne pas négliger dans le développement de
la technologie. Ainsi très tôt en Angleterre ont été
créées des Académies : la Royal Society à Londres
en 1662 et l’Académie des Sciences à Paris en 1666. On cherche
également à établir le lien entre progrès scientifique
et application technologique. Le changement de mentalités résultant
du développement du courant protestant calviniste a pu également
être un facteur. En effet, cette religion prône l’importance du
travail, incite à l’épargne, donc à l’impôt. Elle
favorise aussi la prise d’initiative et considère la science comme un
travail. Aussi l’emprise moindre des religions intolérantes et la remise
en question résultant du schisme qui a vu la naissance de l’anglicanisme
favorise la prise d’initiatives individuelles. Le progrès technologique
est donc une production sociale. La technologie dépend également
d’autres facteurs tels que le financement et la croissance démographique.
En premier lieu, la croissance démographique joue un
rôle relativement important dans le décollage. D’une part la population
doit être instruite sinon de moindres gains de productivités sont
réalisés. Aussi, une faible croissance démographique peut
accélérer l’application d’innovations. En Angleterre, une pénurie
de main-d’œuvre a entraîné une intensification du travail,
une plus grande utilisation de l’intensité capitalistique. Le Japon est
un exemple contraire : la main-d’œuvre très nombreuse y a été
un facteur de ralentissement de l’intensification du travail. Le facteur démographique
est très important car il ne dépend pas de la technologie, car
une majeure partie des facteurs favorables au décollage sont plus ou
moins dépendants de la technologie. C’est le cas du financement. Bien
évidemment, il faut des capitaux pour financer les innovations mais les
retombées financières de ces dernières et les économies
qu’elles permettent sont un facteur important. La croissance démographique
et le financement sont tous deux des facteurs importants pour le décollage.
La technologie ne dépend pas que de ces facteurs, mais aussi de l’Etat
et de l’initiative privée.
Les innovations dépendent de la volonté des bourgeois
et nobles à investir, à les mettre en application ainsi qu’à
s’intéresser aux nouvelles techniques. Une bourgeoisie et une noblesse
oisive est donc défavorable. Alexis de Tocqueville souligna cela dans
le cas de la France en affirmant que " cette misérable ambition
a plus nui au progrès de l’agriculture et de l’industrie en France que
les maîtrises et la taille. " Les actions de l’Etat sont aussi déterminantes.
Il doit favoriser l’instruction s’il veut favoriser les innovations. L’Etat
ne doit donc pas avoir de comportement répressif envers innovateurs,
tout au contraire. Il doit favoriser l’ouverture sur l’extérieur pour
permettre des implantations plus nombreuses et plus faciles de nouvelles techniques
ou machines.
Nous avons pu constater que la technologie jouait un rôle
primordial dans le décollage, qu’elle constituait une condition nécessaire
de celui-ci. Le développement de la technologie, grâce aux effets
d’entraînements qu’il a générés, a permis une hausse
de la productivité, aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie.
Le développement du chemin de fer, en particulier, a permis la formation
des marchés. Cependant, on ne peut considérer que ce soit une
condition suffisante étant donnée qu’elle dépend d’autres
facteurs tels que le financement, la croissance démographique, le rôle
de l’Etat ou l’initiative privée. De plus, la technologie est un produit
de la société. Elle a donc été une condition nécessaire
mais non suffisante du décollage. Il y a une multiplicité de facteurs.
Mais un seul facteur peut-il ou a-t-il pu être une condition suffisante
du décollage ?